Quoi de plus beau que cette survieillarde tombée de son siège comme la poire de sa branche, et qui, imperturbable, déshabille cette humble amie du Belge, sans défaillance, développant un serpentin gracieux qui choit dans la vaisselle brisée.
— Les temps sont difficiles à traverser, lui dis-je.
Elle pèle, pèle, pèle, inlassablement ; et l’on sent qu’elle continuera même lorsqu’elle n’aura plus de patate à disposition, elle pèlera des prostates, se pèlera le haricot, la main gauche, elle pèlera la table, le bistrot, le couteau lui-même.
Mais bon, il faut bien que j’aille voir d’un peu près ce qui vient d’arriver, encore que j’aie ma petite idée.
Le troquet du gros bougnat ressemble à celui de M. Kilahoku d’Hiroshima, le 6 août 1945. Il ne reste d’entier qu’une table, deux chaises, un faisan naturalisé français et le percolateur. Pour sa part, l’homme des courtines, sans avoir été à proprement parler tronçonné, a eu le thorax ouvert comme une porte de panetière, le ventre fendu par le milieu et sa tripaille moutonne avec de beaux reflets bleutés. Sa grosse bouille a quelque chose de surréaliste, à cause du bec-de-cane fiché en plein front. Ce qui frappe dans ce mort, c’est qu’il a conservé les mains dans les poches.
Pour sortir dans la rue, c’est fastoche car il n’y a plus de devanture. Le spectacle est désolant.
A la place de la fourgonnette : un cratère !
A la place de mes confrères : des cadavres déchiquetés.
A la place des voitures en stationnement : des carcasses tordues.
A la place des magasins : des cavernes. Ça court tous azimuts, ça hurle, ça geint, ça rampe, ça fume, ça implore.
Apocalyse, apocalyse ! Les temps sont durs ! Plus il y aura d’hommes sur notre petite planète de vacances, plus ils deviendront impitoyables ! Elle est si mignarde, et eux si nombreux. Jadis, ils la croyaient immense, à présent qu’ils savent, tu vas voir si ça va saigner ! Tue ! Tue ! Apocalypse ! Au lance-flammes, à la bombe H, I, J, K, L, M !! Déblayez, déblayez ! Plastic for ever, plastic for all ! Explosif ! Tout le monde a sa charge dans la giberne ? Ceux qui seront pris sans T.N.T. seront plongés dans les barils de déchets radioactifs.
Je remonte la rue jusqu’à la camionnette de mes collègues. Tous sont en charpie et mes godasses deviennent rouges comme les joues du bon maréchal Goering.
Pourquoi diantre ces deux sales cons se sont-ils kamikazés dans leur faux tank ? Un accident ? Ils trimbalaient une charge féroce qui leur a claqué dans les doigts à la suite d’une fausse manœuvre ?
Je reviens au cratère. Et alors je pige tout. Une superbe fulgurance de mon esprit classé monument hystérique ! Bravo, Sanantonio, ça, c’est du meuble !
Quand je vais t’avoir expliqué le topo, tu vas te pincer les glandes mammaires, ma chérie, te toutougner les mamelons jusqu’à ce que tu obtiennes Radio-Conakry. Ces deux lascars, chapeau ! Pourtant, ils ne payaient pas de mine dans leur fourgonnette. Ils faisaient loubars de grande banlieue. Mais ça devait être un mauvais genre qu’ils se donnaient. Faut dire que de nos jours lamentablissimes, si t’es pas loqué traîne-patins, avec un jean teint à la pisse, des baskets en loques et un blouson volé dans le vestiaire d’un asile de nuit, tu te fais remarquer. L’uniforme pourri prend le dessus. Eaton du paveton ! Tignasse hirsute, barbe cradingue, sans oublier le regard provocant. Le gonzier en costar de ville risque d’être lynché à chaque pas. Porter cravate est une preuve d’héroïsme. Même les présentateurs de la téloche se pointent en pull ou en bras de chemise, manière de ne pas provoquer le manant. T’as des pédégés qui laissent leurs beaux complets sur le sol de leur garage pendant quelques semaines, roulant dessus, comme dans les rues d’Ispahan on roule sur les tapis neufs pour les vieillir. Et s’il y a des taches d’huile, tant mieux ! Et d’ailleurs, visionne notre présiblique de la Répudent, obligé, de par ses fonctions, qui créent l’orgasme, à porter costume et cravtouze, la manière géniale qu’il a su tourner la difficulté en se loquant en mesures industrielles, taillées dans des tissus en solde, because leurs couleurs.
Donc, mes deux charognards, pour te narrer, tu sais quoi ? Ils ont stationné leur fourgonnette truquée au-dessus d’une plaque d’égout. En cas d’os, un trappon pratiqué dans le plancher de la chignole leur permet de retirer la plaque et de se tailler par les égouts. Dès qu’ils sont à l’abri, avec un contacteur à ondes courtes, ils déclenchent les explosifs emmagasinés dans leur brouette. Hécatombe, panique ! Ils ont tout le temps de s’évacuer. Alors là, chapeau ! Des super-professionnels, avec outillage sophistiqué !
Je me penche au-dessus du trou béant. Tout au fond, je distingue un miroitement. Me lancer sur leurs traces ne servirait de rien car ils sont hors d’atteinte. En outre, les échelons de fer permettant d’accéder aux profondeurs n’existent plus, la charge ayant pratiqué un entonnoir d’au moins trois mètres.
Je m’aperçois, tout à coup, que je suis seul au milieu de ce carnage, de ces décombres.
La foule est en bout de piste, qui regarde, abominée. Des gens piaillent aux fenêtres, dans les étages. Y a même tout à coup le buste de M. Valentin Dézosser qui me choit devant les mocassins avec un bruit pesant de viandasse. M. Valentin Dézosser, c’est pas à toi que je vais l’apprendre, est professeur au conservatoire de colle forte de Clermont-Ferrand. Comme il te l’expliquait l’autre jour, place de Jaude, il a demandé sa retraite anticipée, comme tout le monde, ce qui, nul n’en ignore, pose toujours des problèmes administratifs car, entre les chômeurs, les retraités et les travailleurs pris en charge par la Sécu, y a plus personne en piste pour établir les paperasses. Profitant de ce qu’il était en congé de maladie à la suite d’un accident de moulin à poivre, il est venu voir sa fille à Paris, Mme Lamotte-Chevrette dont l’époux tient un grand magasin de foutre dans le deuxième arrondissement. Il achevait de prendre son café-au-lait-pain-beurre lorsque sa grande fifille qui secouait un torchon à poussière à la fenêtre lui dit : « Viens voir, papa, il se passe de drôles de choses dans la rue. » L’aimable personne faisait allusion à notre siège de la fourgonnette (laquelle en comportait déjà deux). Elle laissa sa place au futur retraité, sans se douter qu’elle allait en faire un mort, car, à l’instant où le professeur se penchait, la charge d’explosif partait à dame, sectionnant net le buste de M. Dézosser.
Sa fille, commotionnée, ne s’aperçut pas immédiatement de la chose ; c’est seulement à l’instant que, s’élançant vers son vénéré père, elle a provoqué la rupture des deux parties qui, désormais, le composaient. D’où ce valdingue de la partie nord de cet admirable enseignant qui vint s’abattre à mes pieds. Non, mais tu te rends compte que je ne te bluffe pas la moindre en parlant d’apocalypse, hein ? Viens pas prendre tes grands airs, comme quoi l’Antonio théâtralise, nani nanère, les grands mots, tout bien. Je décris ce qui se passe, scrupuleusement, en cernant le vocabulaire au plus juste, j’accepterai aucune réclamation ! Sur ce, en voiture, fermez les paupières !
Des uniformes finissent par se profiler. A quelques encablures, les voitures stoppées klaxonnent outrancièrement, tu connais ces empaffés de tomobilistes, la frénésie qui les empare sitôt que ça cesse de rouler ? La manière fulgurante qu’ils deviennent tous des meurtriers en puissance, prêts à commencer par le pire pour se dégorger l’adrénaline.
Et tout à coup, je me dis quoi t’est-ce ?
Ceci : « Et merde ! »
A quoi bon continuer de patauger dans le cadavre et sa sauce ? A quoi bon marcher sur des calcinations, risquer de se filer une ferraillure dans la viande, ou un éclat de vitre (à l’instar de mon pauvre Dutourd, là, quand ils lui ont émietté son ancien appartement en espérant que son stylo figurerait parmi les décombres, mais il écrit Bic).