Le portail est grand tout vert. Je me dirige vers le porche d’un pas calme, bien décidé à butiner céans assez de pollen pour pouvoir confectionner le miel de la vérité. Le jardin embaume. Des oiseaux ramagent à tout berzingue. J’entends aboyer un chien, dans la maison, un fort toutou — si j’en juge à son organe — que mon arrivée met en rogne.
Une cloche de bronze est accrochée sous l’auvent. J’en actionne la chaîne. Dreling ! La sonorité fêlée a une tristesse qui fouaille l’âme. J’imagine ce son, dans la brume automnale : bath !
Au bout de peu, une dame servante vient m’ouvrir. Assez jeune, mais sympa comme une poussée d’eczéma. La toute sale gueule : pâle, sans lèvres, infardée, avec un regard pas gentil, les cheveux tirés. Elle est habillée d’un uniforme de femme de chambre (engagez-vous, rengagez-vous dans les troupes gens-de-maisonnières !) blouse bleue à col blanc, petit tablier blanc.
Elle me visionne sans mot dire, attendant que j’explique par quel concours de circonstances je me trouve sur ce paillasson des Yvelines à l’heure du repas.
Prenant mon courage par les cornes, je produis ma carte poulardière à l’ancillaire (d’en avoir deux).
— Je désire m’entretenir avec Mme Télémard, dis-je sans jambages (j’ai parlé en majuscules d’imprimerie).
— Madame se repose, rétorque la femme de cave (sa frime n’est pas « de chambre » du tout).
— J’ai déjà interrogé des gens qui se trouvaient en position horizontale, fais-je, ils parlaient aussi bien que les autres ; si vous voulez bien me conduire jusqu’à elle…
— J’ai des instructions.
— Il vaut mieux avoir de l’instruction que des instructions, soupiré-je. Dites-moi, mademoiselle, vous avez des règles douloureuses ou vous êtes mal payée ?
— Non, mais dites donc, bafouille la f. de c. Qui vous permet ?
— Je cherche à comprendre ce qui motive votre air si crispé, dis-je. Car là est mon hobby : chercher à comprendre. C’est pour cela que je me suis fait flic, sinon j’aurais été chirurgien-dentiste. Oh ! oui, vous covivez le drame qui plonge cette maison dans le chagrin, je comprends. On s’imagine toujours que le personnel ne pense qu’à son salaire, il lui arrive de compatir, bien que les syndicats n’aiment pas beaucoup ça. C’est la porte ouverte à toutes les compromissions. Vous laissez le patron mettre le pied dans votre sensibilité, et il vous dépersonnalise en deux coups les gros. Mais c’est pas le tout : bouge ton cul, connasse, j’ai pas de temps à perdre !
Cette dernière invite peut passer pour la marque d’un esprit emporté ; elle correspond en fait aux dernières directives que m’a données mon directeur, lequel a décidé de répudier les manières fluettes, beaucoup trop XVIIIe, que nous pratiquions, à la police, depuis une demi-douzaine de septennats, dont certains furent écourtés, à cause de ce qu’on nomme en politique « les circonstances ».
Sidérée, la donzelle se laisse refouler par mon seul index appliqué au défaut (principal) de son épaule.
Je m’avance dans l’entrée au plafond bas, de blanc crépie, où une délicate table espagnole à piétement de fer forgé supporte un merveilleux bouquet.
Une personne épuisée par le chagrin s’avance aux nouvelles.
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je, je suppose que vous êtes Mme Télémard ?
La personne opine. C’est une très belle femme, émouvante. Je qualifie d’émouvantes les dames qui me touchent et que j’ai, d’emblée, envie de prendre dans mes bras pour leur promettre une vie meilleure ou, du moins, une bite grosse comme ça ; regarde, petite, pas mal, hein ? Faut avoir la place pour héberger ce machin, ou en tout cas de la vaseline.
Elle est blonde pour de vrai, tirant sur le châtain, avec un visage triangulaire, un regard clair et vague qui appelle sans le savoir. Plutôt petite, bien fichue, pas alourdie par l’approche de la cinquantaine. Quelques rides séduisantes, à peine. Tout de suite, elle me produit de la musique, cette dame ; tu sais, mon air que je te cause souvent : la li, la la, lala… la li, la la, lala… la la la la lèèèère… Des fois, j’en pleure. Je suis seul, je ferme les yeux, je pense à la vie, je fredonne ça, je pleure. Y a que les incons qui peuvent comprendre, et pleurer aussi une petite goutte avec moi pour que trinquent nos vague à l’âme.
Alors je la vois, si nostalgique, probable, en temps habituel, et si désespérée en ce moment ; je la vois et elle saute sur mon cœur, et j’aimerais lui dire que ça va se tasser, qu’on va chantonner dans la pénombre, elle et moi, joue contre joue, oublier Palerme, les cons, les autres, la vie, la mort. Je voudrais lui dire qu’on va laisser glisser les heures, et vivre de nos souffles et se filer un petit coup dans les miches pour dire de serrer plus fort le lien de tendresse, montrer qu’on se comprend à fond, qu’on compassionne bien, les deux. Que mes yeux savent tout des siens. Et puis que rien n’a d’importance… Surtout ça, oui : que rien n’à vraiment d’importance et qu’il est superflu de perdre son temps en idées reçues. On mangerait du camembert à point sur du pain frais, en éclusant un coup de jaja, à loilpé sur notre lit, pendant une mi-temps, entre deux troussées héroïques. Tout bien. Moi, la vie, on me laisserait faire, prendre les initiatives, je l’arrangerais aux petits oignons, dans les tons tendres, en la meublant d’actes peu compliqués mais directs, et très terriblement humains. Au lieu de toujours passer par le labyrinthe des convenances à la gomme. Mes hommages, maâme…
On se dévisage, moi, goulûment, elle, d’une manière un peu lointaine, presque indifférente, ce qui fait mal à l’homme vibrant qu’I am. Mais quoi, on vient de lui flinguer son grand garçon. Non sans bonnes raisons, faut admettre. Seulement c’est pas admissible par elle. La maman d’Hitler aurait vécu à l’époque du bunker-crématoire, qu’elle eût chialé comme un biscuit de Proust, et même comme toute la place de la Madeleine. Les mamans, tu peux jamais leur faire admettre que leur fiston est un monstre. Même quand il les tue. En agonisant, elles pensent qu’il est comme ça, mais que c’est un bon petit.
— Croyez que je suis navré de vous importuner, mais il est indispensable que je vous parle.
La bonniche habillée en soubrette est là, qui glande en nous observant, en nous écoutant, l’air tuméfié, l’œil biscornu, le cervelet bourré de pensées pas ragoûtantes.
— Si vous voulez bien m’accorder vingt minutes d’entretien…
Elle acquiesce et me désigne le salon. Une merveille de décoration. La cheminée Louis XIII abrite un beau feu de bûches qui flambe dru, sans fumer, sur des chenets admirables. Il y a partout de vastes bouquets, et je te cause pas des meubles remarquables puisque tu t’en branles ; non plus que des toiles, style maîtres hollandais, qui luisent délicatement dans leurs vieux cadres. L’endroit sent bon le bois qui brûle, la cire de qualité, et le parfum de Mme Télémard.
Elle me désigne une banquette perpendiculaire à la cheminée, je m’y dépose. Elle-même s’assoit sur la banquette d’en face. Il y a entre nous une table basse supportant un vase en grès plein de fleurs modestes.
Une intimité se crée illico, malgré les circonstances. Cette femme est pleine d’un grand courage. Je décide de lui composer un poème, dard-dard, afin de l’honorer. Pris de court, le temps pressant, je tourne l’œuvrette ci-jointe :
Ça ne vaut pas du Baudelaire sans doute, mais les rimes ne manquent pas de richesse et, comme il y est question de fruits, je t’en donne la primeur, imprimeur ! En tout cas, ma chérie, je te garantis que tu ne trouveras jamais rien d’équivalent dans le livre de M. Marcel Schumann du quel Conti ! Salut !