Cette personne mérite mieux que le classique interrogatoire avec accusé de réception.
— Madame, lui dis-je, j’étais particulièrement destiné à m’occuper de cette affaire pour les raisons que je vais vous indiquer ci-après et que mes lecteurs connaissent déjà…
Alors, d’un débit discipliné, calme comme celui de la Loire, en choisissant dûment mes mots, je lui fais le récit de la journée d’hier, ne lui celant rien, pas même son cheval, sans passer sous silence l’occupation à laquelle je me livrais sous les combles.
Elle écoute sans broncher. Attentive et digne. Lorsque j’en ai fini avec la période du toit, je sors la boîte (en anglais : the box) de pastilles et la dépose sur la table basse.
— Respectueux du vœu formulé par votre fils, je vous remets donc cette… chose. Pour être sincère, je dois vous informer que j’en ai examiné le contenu. Avez-vous une idée de ce dont il s’agit ?
Elle secoue la tête négativement, c’est-à-dire d’est en ouest, alors que pour la secouer affirmativement on la déplace du nord au sud.
— Vraiment, vous ne savez rien ?
— Mais non, monsieur, affirme la chère femme.
— Eh bien, je crains que votre surprise soit forte !
Elle cramponne la boîte, l’ouvre, regarde, tressaille et la referme vivement avant de la jeter pratiquement sur la table.
— Quelle horreur ! soupire-t-elle.
Je rempoche ce triste relief humain.
— Et maintenant, parlons, madame ! Vous ne voyez pas à quoi correspond cet ultime présent de votre fils ?
— Absolument pas.
— Pourtant, il était à la dernière extrémité lorsqu’il m’a supplié de vous l’apporter.
De belles larmes perlent à ses cils et cherchent un chemin sur ses joues ; elle ne doit pas les sentir couler car elle n’a pas un geste pour les essuyer.
— Parlons de Francis, décidé-je.
Tu connais mon sens inné (et branlable) de la psychologie ? Le fait que j’évoque son garçon, en utilisant son prénom, la met dans un climat de confiance.
— Je ne demande pas mieux, mais que voulez-vous savoir ?
— Qui il était, ce qu’il faisait, comment il vivait, quelles étaient ses fréquentations. Je sais que vous êtes divorcée. Apparemment, il semble que vous viviez dans une belle aisance ?
— C’est exact, je suis l’héritière d’une famille fortunée et l’argent n’a jamais posé de problème pour nous.
— Francis est votre seul enfant ?
— J’ai perdu une petite fille, à sa naissance, qui serait son aînée.
Il faut que ça « enroule ». Le mieux est de la laisser aller. Le feu de bois crépite et me chauffe le profil droit. Je me mets à percevoir le léger tic-tac d’une horloge à l’autre bout du salon. Ça renifle également les fleurs dans cette pièce. Je me sens bien.
— Francis…, soupiré-je, comme le silence s’attarde.
— Ce fut un adorable petit garçon, dit-elle.
— Bon élève ?
— Jusqu’à notre divorce il était le premier en classe ; et puis, comme souvent dans ces cas-là, la séparation de ses parents l’a traumatisé et son comportement s’est modifié. Il est devenu insouciant, querelleur, paresseux aussi.
— Le bac ?
— Il y a renoncé après le deuxième échec. C’était cependant un garçon intelligent.
— Donc, pas de faculté ni de grandes écoles, qu’a-t-il fait ?
— Il a décidé de se trouver une situation. Mon ex-mari l’a fait entrer dans une agence de publicité.
— Ça marchait ?
— Couci, couça. Il aimait ce métier, mais manquait d’énergie. Chaque matin, je devais le secouer pendant une demi-heure avant d’arriver à le… mettre en train.
Je ne sais si tu es comme moi, fillette, mais il y a des moments où je ne parviens pas à canaliser ma gamberge. Elle fout le camp toute seule, au hasard, avec l’ivresse d’un chien libre qui va au gré des odeurs captées. Confortablement installé dans mon fauteuil, dans la chaleur du feu de cheminée un peu hors de saison, je regarde ma pensée qui musarde…
Elle va chez le numismate, renifler la flaque de sang, puis chez feue Georgette Chapoteur humer le cadavre de la veuve pour, tout de suite après, s’approcher du cratère de l’explosion près des Folies-Bergère.
Mon esprit est une broche sur laquelle j’enfile les différents éléments de cette aventure insensée. Quel lien secret unissait Francis Télémard, ce fils à papa glandeur, aux Chapoteur, à Gédéon Mollissont, le numismate, au terroriste à bonnet de laine et lunettes noires ? D’abord, y a-t-il un lien ? Ne s’agirait-il pas d’éléments dispersés ? Dans le fond, j’eusse sans doute appris davantage de choses importantes en allant questionner Mme Alberte Duhoux, d’Annemasse, plutôt que l’émouvante mère à demi prostrée devant moi. J’aurais été mieux inspiré de dépêcher un inspecteur ici et de me rendre en Haute-Savoie. Note que le gars Mathias est le contraire d’une pomme et qu’il va sans doute me ramener l’autre moitié de l’orange, à savoir la correspondance de l’infortunée Georgette qui motivait celle d’Alberte.
Je m’aperçois que Mme Télémard ne parle plus et me regarde avec une certaine surprise anxieuse. Drôle de flic, n’est-ce pas, madame ? Ça vient, ça s’installe, ça pose deux questions et ça se met à rêvasser en écoutant craquer des bûches incandescentes. Pas tellement convenable, au fond, malgré ses manières courtoises. J’ai encore ma petite musique d’âme au cœur. Impossible de ne pas loucher sur les jambes de mon hôtesse ; oh ! discrètement, bien sûr, mais avec une infinie complaisance. La bébête qui remonte, qui remonte, qui remonte… Cher mystère qui toujours me fascinera, douce avidité de connaître qui m’emporte sur le flot du désir ! Incomparable instant, capiteux et pourtant solennel, silencieux mais qui hurle à mes oreilles et me dévale jusqu’au sacrum d’où il se dirige, en face, jusqu’au scrotum, sa destination finale.
— Pardonnez-moi, dis-je, ma pensée m’entraînait (comme Charles) vers l’équipée de votre fils. Je sais bien qu’une maman ne peut se résoudre à admettre que son garçon soit devenu un truand ; et pourtant, Francis a commis un braquage et abattu deux policiers sans hésiter, avec la détermination d’un gangster chevronné.
Elle ne répond rien.
— Pardonnez la sécheresse de ma question, madame : la chose vous surprend-elle, oui ou non ?
Elle est très bien, Mme Télémard. Au lieu de rebiffer à outrance, en piaillant comme quoi son rejeton avait la blancheur au plus profond du linge, elle soupèse ma question.
— Ça me surprend, naturellement ; j’en suis abasourdie, mais…
Elle joint ses mains, les porte ainsi unies l’une à l’autre, devant son visage. Tu flashes et t’as une image pour première communiante.
— Mais…, reprend-elle, je m’explique qu’il ait commis ces actes épouvantables. Je vais vous expliquer. C’était un imaginatif ; un être qui vivait mille vies de son invention. Il bâtissait un scénario et commençait à le réaliser, il m’a fait acheter des terrains au Brésil où il voulait aller vivre comme un fermier. J’achetais et le projet partait de son esprit. Il a voulu devenir champion de motocross, s’est fait inscrire à un club, a acheté un bolide dernier cri, a commencé de prendre des cours, puis a renoncé du jour au lendemain. Je pourrais vous citer vingt exemples de ce genre.
Je pige : sa bordille, à maâme, c’était un enfant gâté. Juste un fils à papa sans papa ! Monsieur Jim. Il se faisait mousser le pied de veau. S’imaginait planteur de café, champion de moto, diplomate en poste, vedette de cinoche, et il laissait quimper parce qu’il n’était qu’une larve, juste une sous-merde ; un résidu de société incapable de bosser, de s’affirmer. Là, il a voulu vivre sa période gangster. Et, hélas, les armes partent vite quand on est un nave. Il a braqué le Gédéon, les perdreaux se sont pointés, il a balancé le potage parce qu’il glaglatait trop fort, ce sale con ! Oui, mais le doigt coupé ? Hein, le doigt coupé ?