La description qu’elle me brosse (à charge de revanche) correspond à la manière dont était habillé le flingueur.
— Eh bien, il ne me reste plus qu’à prendre congé, madame. Puis-je encore vous dire, après toutes ces tracasseries professionnelles, que je compatis à votre peine ?
Elle lit dans mes yeux que je suis sincère et murmure un « Merci » nostalgique qui m’inonde l’âme.
Français, vous avez la mémoire labile.
Et la bile, chez vous, remplace le cœur !
Hommes d’ici, d’ailleurs, d’autre et de nulle part, je vous énuclée par la pensée et crache dans les trous afin de vous offrir un vrai regard.
Je peste, fulmine, enrage tout en drivant ma charrette jusqu’au prochain village, là que je peux trouver une cabine téléphonique. M’y engouffre, dépose une poignée de piécettes sur la tablette et donne à manger à l’appareil.
En moins de temps qu’il n’en faut à un plongeur sous-marin pour être décoré des palmes académiques, j’obtiens l’O.P. Sabarde.
— Besoin de toi, Félix.
— Je viens de recevoir des nouvelles de Berlurin, m’interrompt-il : c’est la fin, coma dépassé.
Je respecte trois secondes de silence pour sanctionner la triste nouvelle. Nous faisons un curieux métier, tu ne penses pas ? Pour un salaire modeste, on doit être en mesure de crever à tout moment, et le public trouve ça normal, parce que c’est compris sur le cahier des charges ; par contre, quand on a la gâchette malheureuse, on est cloué au pilori et c’est le gros déferlement. En plus, on a droit au mépris universel ; juste dans les films, on nous admet. Avec Lino dans notre rôle nous sommes reconnus supermen au grand cœur, sinon, poulets de merde, gardiens du capital, trucideurs patentés, avec des âmes plus noires que nos pieds, le trou du cul qui pue pis que le tien !
— Et ton costar ? m’enquiers-je avec sérieux.
— Ma bonne femme prétend qu’il est stoppable, déclare mon collègue.
Pour lors, ça apporte de la détente.
— Félix, note le numéro de la bagnole à Francis Télémard, il s’agit d’un vieux cabriolet Mercedes au toit pagode. Je veux qu’on me retrouve cette chignole, il se peut qu’elle soit stationnée dans le quartier de la Bourse ; il m’a l’air tellement givré, ce zozo, qu’il a fort bien pu aller hold-uper à bord de son propre carrosse.
« D’autre part, vous allez me foutre le bigophone de sa mère sur table d’écoute. Parallèlement, il faut me mettre deux gars en planque aux abords de sa maison ; pas des pieds-plats, des fufutes ! J’ai l’impression que la dame est sous surveillance, elle a à son service une gonzesse dont la frime ne me revient pas. Que chacun des deux poulets dispose d’une voiture afin qu’ils puissent se dédoubler, le cas échéant. T’as tout enregistré ? »
— C’est sur ordinateur, affirme Sabarde. Dites, vous savez qu’on vient de perdre cinq gars, à quelques mètres des Folies-Bergère ? Cet après-midi, on est convoqués au syndicat : il va falloir faire quelque chose, non ?
— Oui, dis-je : les décorer à titre posthume et les enterrer. T’aimerais pas qu’on ouvre une petite entreprise de transport, toi et moi, au lieu de jouer les cow-boys ?
Je raccroche. Il fait faim. Ma tocante indique deux plombes. Avisant un bistrot de campagne, je vais demander à la tenancière s’il lui serait possible de me confectionner une omelette aux œufs.
Elle me répond qu’elle n’a pas d’œufs ; elle me proposerait bien un sandouiche, mais elle n’a pas de jambon non plus. Je me rabats alors sur un distributeur de cacahuètes salées. Mais ces arachides sont plus moisies que le pénis d’un académicien. Renonçant à me sustenter avec du solide, je commande un petit alsace dégustation qui a un goût de pisse deux fois pissée.
Une mouche à merde intéressée par la patronne vient donner son petit ballet aérien au-dessus du zinc. Je contemple ses circonvolutions. Dans le fond, je suis comme elle : je tournoie au-dessus de charogneries, en essayant de déterminer le meilleur point d’atterrissage.
Francis, cette fois, je le tiens bien. A force de rêver de hauts faits, il a commis des méfaits. Et il en est mort comme un con après avoir bousillé deux hommes et mutilé une femme : le doigt (en anglais, the finger). La pensée de sa mère me poursuit. Je reste sous le charme. Quelque chose me dit qu’elle est en danger. Tu sais pourquoi ?
Parce qu’il y avait un micro dans le bouquet de fleurs posé sur la table basse. Son fil était entortillé après l’anse et suivait le meuble jusqu’au plancher.
Tu trouves ça normal, toi ?
Eh bien, moi non plus, imagine.
Et la femme de chambre a des allures de kapo nazi. Bon, allez, trêve ! En piste… Vague à l’âme, plus tard. A moins que… Mais oui : ma petite friponne va m’attendre dans la chambrette de la rue de Richelieu (merci, Eminence !). Un petit coup dans les baguettes, y a rien de mieux pour ce que j’ai ; ça va me purger la glandasse ; qu’ensuite j’aurai des méninges vachement clinquantes. Tu sais, ma jolie, il se bile pas trop, l’Antonio. Il en est à la période cafouilleuse où tout s’accumule. Les personnages entrent en scène, les événements se précipitent, la confusion prend le pas. On ne sait plus où donner de la tronche et de la voix, on voudrait être à Saint-Flour et à Moulins, tout étreindre à la fois.
Je dresse mon petit programme : pour commencer, un casse-dalle express, pas radiner à l’établi le ventre vide ! Tout de suite ensuite : séance de bibite grand veneur, avec pas piqué (des vers) et chevauchée cosaque. Puis, visite au papa de Francis car, tu le sais, qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un con. Ensuite, état-major de crise à la Grande Cabane pour relever toutes les lignes de fond mises en place et voir si « ça remue ». A moins qu’auparavant je ne retourne chez mon pote Gédéon, le gros numismate ? Un petit « je ne sais quoi » me tracasse dans l’univers de ce sac à merde et de sa rombière ; je n’arrive pas à m’expliquer d’où me vient cette impression d’insatisfaction, c’est pourquoi il faut que je me refasse une petite tournée de manège…
Oui : re-numismate avant les rapports de la Maison Parapluie.
Je branche la radio pour rentrer, mais je tombe sur un con qui se raconte, alors je lui coupe le sifflet vite fait, parce que, merci bien, les inquiétudes métaphysiques, j’ai les miennes, encore bien plus belles, dorées à la feuille, avec les titres en ronde. Et que cette affreuse bande d’insanes, je veux plus jamais l’entendre causer. Je me suis retranché à vie, je te répète. Et maintenant, je suis une île. Tu comprends ? Une île. Voilà ce qu’ils sont arrivés à faire de moi : Birds Island. Et Dieu sait si j’étais continental, autrefois ! Bien social de partout. Enjoué, gaillard. Mot pour rire, main tendue. Même le facteur, je lui faisais la causette. Ceci, cela, le temps… J’allais jusqu’à parler du temps, moi qui tellement m’en branle à deux mains, pluie ou vent, neige ou soleil… Une île ! Sainte-Hélène, Moustique, Barbane, Porquerolles… Entouré de zéros, de tous côtés, entouré d’O, quoi ! Une île…
Ah ! vivement que je lime la Caroline. Comment qu’elle dit sur sa lettre ? Elle m’attendra à genoux ? Je vois le topo comme je te vois. Bonsoir, madame la lune, bonsoir ! C’est votre ami Pierrot qui vient vous voir ! Avec son porte-jarretelles, et les jarretelles bien sûr, les bas noirs. French-cucul. Taaa tagada gadère, tagadaga. Tu vois, moi je l’aurais inventée, la musique si un autre glandu n’y avait pas songé avant moi. J’étais cap’. J’aurais trouvé une écriture musicale. Avec des lettres.
Je m’arrête chez mon pote Duravet, à la Bedaine. Le service s’achève, dans les crêpes suzette et la mousse à la framboise, caouas, liqueurs. Ils ont la trogne rouge. Les calories qui les astiquent, ces veaux, vaches, cochons, cuvée. Beurre blanc, crème, beurrrgh.