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C’est la lutte finale, groupons-nous, et demain…

Demain bicarbonate de soude (caustique). Sels ENO. Tu rotes, Charlotte ? Non, papa, je pète. Oh ! la petite cochonne, va te coucher, Charlotte ! Bonsoir, papa ! Bien content d’avoir bouffé, eux tous, là. Repus. Touille pas trop avec la jauge, ils vont gerber ! Bon gu, ce maghreb de canard aux pêches ! Eh dis, tu l’as goûté le saint-nectaire ? Tu l’as goûté ?

Je fonce « en » cuisine. Les gâte-sauce sont en train de nettoyer le piano. J’aime pas l’expression : « aller “en” ». Je demeure distingué sous ma carapace. Je ne me suis jamais, jamais mouché sans mouchoir. On ne se refait pas. Maurice Duravet est barbu avec une grande toque comme une cheminée de paquebot. J’ai toujours peur que ses poils tombent sur la Chantilly.

Il me voit débarquer et s’écrie :

— Achtung ! Bolice Hallemande !

Puis, sans me laisser le temps d’exposer mon problème :

— Tu le veux au rosbif ou au foie des Landes, ton sandwich ?

Car ce n’est pas la première fois que je déboule en coup de vent lui mendier de la bouffe. Chaque fois je lui promets de revenir faire de vraies agapes, et je ne tiens jamais parole.

— J’ai un quart d’heure pour claper une portion de ce que tu voudras, chaud ou froid, je m’en fous pourvu que ça pue pas trop la merde.

— Je préfère t’arranger un casse-graine à emporter, je passe pas deux heures devant mon piano pour que ça dégénère en fast food, Antoine. Moi, les mecs qui se tapent mes médaillons de ris de veau avec une paille pour que ça aille plus vite, y m’ foutent le tournis.

Je rigole et le gars Maumau se met à me construire un sandwich grand luxe.

— Dis voir, les affaires marchent, noté-je.

— T’es de la brigade financière ? ricane Duravet en installant une tranche de terrine de je ne sais quoi sur du pain bis.

Il baisse le ton et murmure :

— T’as entendu parler de l’affaire Télémard dans ta boutique ?

— Un peu, oui, pourquoi ?

— Le père du gars est un confrère à moi : il s’appelle Prudent Télémard. Il est venu bouffer ici avec sa seconde femme pour s’arracher un moment au marasme. C’est un homme qui boit sec, il lui faut deux boutanches par repas, et pas de la piquette !

Une fois de plus, me frappe cette radieuse évidence : la chance est avec moi. J’entre dans ce restau pour rafler un petit en-cas, et j’y trouve l’homme que je me proposais d’aller interviewer dans l’après-midi.

— Tu me le montres ?

— Le couple, devant le tableau qui représente Venise. (Je louche dans la direction indiquée. J’avise un gros type blond, bouffi, avec des pommettes violacées qui font la toile d’araignée, un regard gélatineux, des lèvres de jouisseur luisantes comme des clitoris survoltés. En face du personnage est une personne beaucoup plus jeune que lui, belle et assez antipathique, d’une élégance raffinée, et qui paraît s’ennuyer ou souffrir. Elle a le bras gauche en écharpe, ce qui accréditerait la seconde hypothèse.)

— Je te mets des cornichons ? demande Maurice.

— Non, y en a suffisamment comme ça autour de moi. Je te dois ?

Il hausse les épaules.

— Tu sais bien que nous faisons un métier de seigneurs !

Je biche mon sandwich et mords dedans comme dans un cul bien frais.

D’un pas tranquille, je m’approche de la table du Télémard senior, au grand dam de Maurice, lequel est déjà troisième dan de judo (la seule toque blanche qui fut ceinture noire !).

Je me pointe au couple, la bouche pleine, ce qui n’est guère poli, j’en conviens. Mais l’homme le mieux élevé a ses moments d’abandon, et je me rappelle encore la reine d’Angleterre, à Versailles, se mouchant dans la nappe devant les caméras de télévision.

De ma main insandwichée, je tire ma carte de flic et la dépose sur le bord de leur nappe. Pendant qu’ils l’examinent, je cramponne une chaise et la place en bout de table de manière à avoir une vue imprenable sur le couple.

Un coup de gosier pour expédier ma bouchée de terrine-pain bis. J’attaque :

— Pardon de troubler votre tête-à-tête, mais il se trouve que je suis chargé de l’enquête à propos des fantaisies de votre fils, monsieur Télémard ; je m’apprêtais précisément à me rendre chez vous, cette rencontre tout à fait fortuite va simplifier les choses.

Le père me visionne sans aménité.

— Fortuite, hein ? il ricane mochement, comme Méphisto quand il phélèse dans Faust au moment où ce dernier se met à bander pour Marguerite. En réalité vous nous suivez ! Voilà la vérité ! Comme si nous étions des malfaiteurs. C’est pas parce que je suis hélas le père de ce misérable que…

Oh ! dis, il est poivre, papa Prudent ! Sa deuxième bouteille de Richebourg est à marée basse et l’âme du picrate vocifère dans sa tête de porc persillée.

Il arrive pas à régler sa sono et ses paroles emplissent tout le restaurant.

Je continue de manger mon délectable en-cas, sans le quitter du regard. Il jacte comme quoi, quelle plaie du ciel, un vaurien comme il a eu, chouchouté par sa connasse de mère, élevé dans du coton, feignasse comme un boisseau de couleuvres et qui devait devenir ce qu’il est devenu, c’est-à-dire un assassin. La police a bien fait de le flinguer garenne, ce minable !

Ces dégueulasseries coupent net mon superbe appétit. Moi, tu sais mon culte de la famille ? C’est pas parce qu’il est beurré qu’il a le droit de déféquer sur la tombe de son fils, ce sale mec. Le Francis, c’est l’imaginaire qui l’a dévoyé. Il se racontait des fromages, se voyait superman en tout : champion de ceci, roi d’Espagne, gagnant de Roland-Garros, du Grand Prix de Monaco, remportant le Nobel de Physique, l’oscar du meilleur acteur, le prix Goncourt, la Transat en solitaire… Et puis, face à Gédéon le numismate, quand les bourdilles se sont pointés, il a continué de jouer. Cette fois c’était Dillinger ; alors il a balancé la sauce tomate et il s’est retrouvé avec du sang partout et la mort aux trousses.

La souris du gros marchand de boufferie tente de le calmer. Elle pose sa main libre sur le poignet du blondasse.

— Prudent, parle moins fort, les gens…

Prudent répond qu’il les encule, les gens, ce qui remet illico les nez levés dans les assiettes du voisinage. Je clape encore une bouchée. Il fait soif. J’écluserais bien une lichée de rouge. Mais c’est pas le moment de commander un flacon.

Quand le gros est à bout de souffle, je juge opportun d’intervenir :

— Ça y est, monsieur Télémard, on peut parler, vous avez terminé votre oraison funèbre ?

Il tente d’objecter, ne trouve rien de pertinent, et tute son fond de verre pour lui donner une nouvelle contenance. Sa femme me mange des yeux. Tu veux parier que je suis son genre ? M’est avis qu’elle doit pas s’amuser tous les jours avec un gros vilain pareil ! La manière qu’elle me soupèse les baloches juste en me regardant la braguette au fond des yeux me donne envie d’aller lui filer une petite troussée de sentinelle, aux lavabos, juste pour dire.

— Ecoutez, poursuis-je. Maintenant on va causer posément, à moins que vous préfériez que je vous convoque à la Grande Maison ? Je trouvais que c’était plus gai ici.

Le gars rengracie :

— D’accord, d’accord, mais je vous fais juge…

— Je ne suis que policier, coupé-je.

— Vous prenez quelque chose ?

— Un gorgeon de rouge pour faire passer mon sandwich. Prudent hèle le loufiat.

— Martial ! Une autre !

Puis, d’un ton presque amical :