Le préposé appuie sur un bitougnot, un seul.
Des zigzags se mettent à incohérer sur l’écran ; des chiffres sans signification fulgurent. Et puis bon, l’indicatif des informes retentit et la dadame présentateuse paraît, l’air sage, genre institutrice contrôlée par l’inspecteur. Elle regarde plein objectif, non pour mater la France au fond des yeux, mais pour lire son déroulant, si pratique.
Elle raconte tout bien, comme quoi les fusées Machin, et la Chine qui ceci-cela, et puis môssieur le Pommier sinistre qu’a eu un entretien d’une heure avec le chef d’Etretat ; et enfin un hold-up rue de Richelieu dans des circonstances qui que quoi dont où.
Ensuite les images radinent et chaque rubrique est traitée en détail. Je me farcis les fusées ricaines en attendant de prendre les fusées russes sur la poire ; je visionne M. Tieng-Fum’, nouveau président de la Soupe populaire, pardon, je voulais dire de la Chine populaire ; j’admire les grains de beauté de môssieur le Plumier missile ; et nous attaquons la rubrique qui m’intéresse. Puisque mon éditeur, fin lettré, homme intègre mais assez près de ses sous, n’a pas jugé opportun de faire installer la télévision dans ce livre sous le fallacieux prétexte que cela pourrait distraire le lecteur, force m’est de te décrire les images au lieu de te les montrer. Ça va consommer de l’encre et du papier, mais que mon éditeur assume donc les frais engendrés par son sens de l’économie. Je déplore simplement qu’on doive abattre quelques arbres supplémentaires afin de confectionner la pâte à papier requise pour cet excédent de texte. Mon beau-sapin-roi-des-forêts-que-j’aime-ta-verdure, — c’est toi qui en pâtiras, mais pour compenser, je me ferai confectionner un cercueil en polyester. Bon, où en étais-je ? Oui : à la rubrique du hold-up Richelieu. Le reporter livre un boulot concis. Les locaux du numismate. Les traces de balles. Les flaques de sang. L’évacuation du blessé sur une civière. La déclaration de Gédéon Mollissont, en G.P. il raconte l’agression. Son récit est conforme à celui qu’il m’a fait. L’escalier dans lequel s’est engagé le meurtrier. Le toit. Et puis la rue de Richelieu, vue en perspective plongeante. Avec le corps sous son journal. Illico after, gros plan de Francis Télémard, disloqué sous le pauvre journal agité par un courant d’air. Le reporter termine en passant plein écran la photo du mort, tant mal que bien arrangé par nos services pour tenter de lui donner une apparence conforme à celle qu’il avait vivant.
Après quoi, on a droit à un match de championnat de foot, Nantes contre j’sais plus qui. Un but marqué de la tête à la quatorzième minute par Salmigondis sur une passe de Tupulame. Puis l’homme-grenouille de service vient nous promettre des trombes d’eau pour demain, et bonne nuit tout le monde.
— Ça te va ? me demande Mazureau.
Il paraît guilleret comme s’il s’agissait d’un film réalisé par lui.
Je fronce le nez.
— Je voudrais revoir ça, dis-je. Simplement la séquence hold-up, le reste, tu peux l’envoyer à la cinémathèque du Zoulouland.
Mon vieillissant ami donne des instructions au technicien, lequel est cependant en possession de son C.A.P. de rembobinage.
— Puis-je vous demander d’arrêter la projection quand je crierai « Stop ! » ? formulé-je aimablement.
Vachement maussade, le copain. Je le fais chier, ça se voit comme l’Arc de Triomphe depuis le carrefour GeorgeV. Et quelque chose me dit qu’à peu près tout le fait chier ; mais en bouffant beaucoup de riz cuit à l’eau ça pourrait s’arranger, faudra que je lui en parle.
Je considère son mutisme comme une réponse favorable. On repart. La porte de verre « Gédéon Mollissont, numismate ». Les impacts de balles. La flaque de raisin qu’on dirait presque du goudron. Le beau visage sanguin de mister Gédéon, important, encore essoufflé par l’émotion. Héros d’un fait divers, qui s’efforce à la sobriété. Que dit-il ? Il parle de sa valeureuse collaboratrice, propulsée brutalement dans son bureau. L’homme armé lui enjoignant d’ouvrir le coffre. L’intervention des policiers. L’agresseur qui fait volte-face et ouvre le feu. Nouvelle fusillade dans l’entrée.
— Stop !
Le grogneux arrête.
Je mets ma main en écran devant mes chères prunelles. Dans ce que je viens de voir et d’entendre, quelque chose pouvait-il induire Mme Chapoteur au suicide ?
Réponse spontanée du commissaire Santantonio : non ! L’évocation des événements, faite par son patron, a quelque chose de presque dédramatisant, à cause de l’emphase du gros glandu. Ce qu’il nous révèle est épique, mais, raconté par lui, ça devient banal comme l’explosion d’un chauffe-eau à gaz.
— Continuez, je vous prie.
Le technicien de faïence relance la bobine. On voit l’escalier, filmé en plan subjectif par un cameraman qui le gravit rapidement pour restituer l’idée de fuite : R.A.S. Le toit ! Il est par-dessous le ciel, si bleu, si calme ; j’adresse une pensée émue à la tendre Caroline que j’étais en train d’astiquer vilain sous cette étendue grise. Plan de la rue. Il n’a pas été pris depuis le bord du toit, c’eût été trop risqué, mais d’une fenêtre de l’immeuble, ce sont là les petites astuces du métier. Vision du corps, au fond du gouffre. Coup de zoom pour le rendre plus présent. L’image est saisissante. Ce corps disloqué, mal dissimulé par un journal. On passe au gros plan dudit.
— Merde ! tonné-je. Revenez un poil en arrière, cher ami de la technique. Retrouvez-moi l’instant où l’objectif part du plan d’ensemble de la rue pour grossir sur le cadavre. Tenez-vous prêt à stopper pile sur l’image que je vous indiquerai.
— T’as trouvé ton fromage ? demande Mazureau.
Au lieu de lui répondre, je me rapproche de l’écran, m’accroupis face à lui.
— Allons-y !
Après avoir rembobiné quelques centimètres, le ronchon fait repartir. Bon, le corps avec le journal, mais ce n’est pas lui qu’il faut regarder. Ce que mon sub, davantage que mon œil, a capté, se tient sur la droite de l’image.
— Toooop !
Le gars arrête.
Je me remets droit d’une détente de chamois sautant par-dessus le garde forestier en train de baiser une bergère.
Une fois de plus, encore et toujours : bravo San-Antonio !
— Tu as l’air d’être joyce cinq sur cinq, note Mazureau avec satisfaction, car le bonheur d’autrui ne fait pas peine à voir lorsqu’on y contribue…
— Affirmatif, dis-je. Merci, les gars. Je vous souhaite un joyeux anniversaire à tous les deux.
— Mathias a demandé que vous le rappeliez d’urgence à Annemasse, commissaire, j’ai noté le numéro.
Je remercie l’inspecteur Morticole d’un hochement de tête plein d’agrément.
Affalé à mon bureau, je ne me presse pas.
Les coudes largement écartés, le menton dans le creux de mes mains jointes, je considère de près les objets encombrant la surface du meuble : un encrier ancien, un tampon buvard d’avant les guerres, un cendrier ébréché, une boîte à crayons, un numéro de Lui, un tube d’aspirine, le Nouveau Petit Larousse en couleurs dont la couvrante se fait la valoche, des pointes Nord-africaines (y en a classe d’appeler ça des pointes Bic, merde ! On est presque en l’an deux mille, non ! La guerre de rétrocession, elle est finie depuis lulure !), une carte de l’Italie, le dernier Guide Coup du Milieu[9], un slip de dame, noir avec de la dentelle rose et une fente au milieu, et puis encore des bricoles.
Je me récapitule le topo. Quelle journée ! Ça va bon train, comme un katar marrant de la Transat en double ; les vents du succès paraissent gonfler mes voiles. J’en ai ramassé des choses au cours de cette journée. On est proche de la gagne, ma poulette. Tu peux commencer tes préparatifs, j’arrive !
9