Cet ordre est ponctué par un double bruit dont il est difficile de juger s’il a une seule origine ou s’il résulte de ses hémisphères Nord et Sud.
Prudent cesse de l’être. Il renifle son sang, il suçote ses dents. Sa voix parvient à travers des tas d’encombrements.
Elle corrobore et complète ce que je savais ou dont je me doutais.
Si tu veux tout savoir, va m’attendre quinze jours plus tard, chez Pinaud. Au cas où tu arriverais le premier, dis-lui que tu viens de ma part.
DIX-SEPTIÈME JOURNÉE au cours de laquelle sont éclaircis les mystères chargés d’entretenir l’intérêt de ce livre qui n’en a rien à foutre, parce que si l’intrigue constitue le seul intérêt d’un ouvrage de cette trempe, merci bien ! J’ai d’autres ambitions ; mais quoi : en toutes circonstances on est obligé de faire la part des cons, non ? Et plus ça va, plus il y en a !
Le lendemain du jour précédent, M. le directeur de la police et Mme Alexandre-Benoît Bérurier se rendirent à l’Elysée pour un dîner où se pressaient, entre autres, les estomacs de M. le ministre du Fromage, du secrétaire d’Etat au Subjonctif, de Son Eminence le nonce Fétamari, de Son Excellence l’ambassadeur du Kiwi, de M. le ministre de la Dévaluation, du secrétaire général de la T.S.V.P., du général Monminou contrôleur adjoint de la force des Frappes, et de bien d’autres un peu moins connus mais tout aussi essentiels.
Entre le plateau de fromages et la tarte aux poires, le président de la République entendit un bruit sur l’origine duquel il ne voulut pas se prononcer mais qui, manifestement, provenait de Bérurier. Soucieux de le faire s’exprimer par des moyens plus courants, il l’apostropha (Pivot était de la fête, je tiens à le préciser, puisque l’un des conseillers de l’Elysée avec lequel il est particulièrement lié s’y trouvait) afin de lui demander si son enquête concernant les abominables tueries de policiers progressait. Sa Majesté qui n’espérait que cette mise en valeur s’écria :
— Progresser ! Mon président se prend les pattounes dans la cravate ! C’t’enquête, dont j’ m’ai occupé moi-même personnellement, a été finie d’achever dans la nuit d’avant qui précède celle-ci !
Et il narra par le menu (le sien, l’autre ayant été absorbé) les péripéties que tu connais, ami lecteur, ainsi que leurs conclusions que tu ignores encore, mais tu ne perds rien pour attendre.
Cet encart dans le récit pour te montrer que Sana est respectueux d’Eloi et qu’il trouve juste et normal d’informer le chef de l’Etal avant toi, mon bon con.
M. le directeur obtint, selon ses dires, un grand succès, auquel d’ailleurs il m’associa, j’en eus la preuve peu après lorsque trois hommes habillés en triste me coincèrent avec la louche intention de m’épingler la Légion d’honneur au revers. J’eus toutes les peines du monde à m’en défaire et ne dus de conserver ma virginité qu’à quelques prises de judo qui me revinrent opportunément en mémoire.
Une quinzaine s’écoula après la soirée élyséenne. Un matin, de fort bonne heure, le téléphone m’apporta, en même temps que mon café, la voix de Pinaud. Le Bêlant, qui avait disparu de mon horizon, me déclara que sa femme était rentrée de l’hôpital et qu’il souhaitait nous convier à arroser l’événement le soir même, m’man et moi.
J’acceptai. Ainsi donc, la sagesse, le sens du devoir, la notion de fidélité avaient repris leurs droits et ramené le volage dans les draps conjugaux ? J’en sus gré au ciel car on a toujours tendance à croire que les autres doivent se soumettre aux règles souvent taciturnes du mariage, alors que nous sommes enclins à les tourner nous-mêmes avec beaucoup de désinvolture. Mais c’est ainsi, et que veux-tu que je te dise ? On ne va pas se concocter un documentaire sur le sujet, merde !
Nous nous présentâmes à l’heure convenue, Félicie and me. Mon exquise femme de mère inaugurait une petite robe imprimée, très simple, dans les noir et mauve et, chose rarissime, avait mis un peu de poudre ocre sur ses joues. Ainsi mignardée, elle faisait dix ans de moins que son âge, c’est-à-dire dix ans de plus que le mien.
Nous trouvâmes la dame Pinaud, ragaillardie sous ses plâtras et bandages multiples, pleine d’une énergie inconnue consécutive à l’adversité, car ce qui avait manqué toute sa vie à cette femme, c’est-à-dire de vrais maux bien assaisonnés, lui était arrivé sur le tard, comme un enfant qu’on n’espère plus et qui se déclare aux approches de la ménopause. Les réelles souffrances endurées lui avaient révélé sa force de caractère et elle subissait d’avoir été brisée menu avec un courage édifiant. Mais, merde, voilà que je me mets à écrire comme Balzac.
Allongée dans un fauteuil, elle parvint à se montrer bonne hôtesse. Pinaud, calamistré, habillé sur mesure, propre et ferme, achevait de nous stupéfier. C’est au moment où nous nous assîmes à table que je perçus un couvert supplémentaire.
— Vous attendez encore quelqu’un ? m’enquis-je.
— C’est le couvert de Pélagie, dit Mme Pinaud, elle est un peu en retard car — vous me pardonnerez, chère amie, murmura-t-elle à ma mère —, elle se prostitue dans le quartier Bergère et elle aura été retenue par quelque client exigeant.
Félicie devint rouge et muette. Quant à moi, je jetai sur Pinaud le plus beau regard qui puisse sortir de deux yeux puisqu’il était désespéré. Mon compagnon le capta, le comprit et sourit.
— Mme Pinaud est au courant de tout, me dit-il. Nous avons pris certains arrangements, sois tranquille : tout va bien.
Il ajouta :
— Je vais chercher le caviar et glacer les verres à vodka.
Il s’absenta. Son épouse me sourit.
— Je conçois votre étonnement, cher ami, mais bast, la vie est ce qu’elle est, pleine de rencontres et d’imprévus. César parvient à un âge où l’homme a besoin de nouvelles motivations. Il s’est toujours montré si exemplaire que je lui dois beaucoup d’indulgence. Cette sombre Pélagie est folle de lui, elle lui assure un renouveau triomphant, je m’en réjouis. Je pense qu’il est bien tombé. Cette fille a bon cœur, à preuve, elle lui remet scrupuleusement le fruit de ses activités. A une époque où le Français moyen sombre dans les taxes et les impôts, de fortes rentrées d’argent non déclaré ne sont pas à négliger. Nous allons enfin pouvoir, grâce à cette chère petite, nous dorloter un peu.
La Vieillasse rajeunie se pointe, portant une boîte de beluga d’une livre sur un lit de glaçons.
— Commençons sans elle, décrète-t-il, d’ailleurs Pélagie n’aime pas ça.
Et on se met à table.
— J’ai vaguement lu dans les journaux que Béru avait solutionné l’affaire de la rue de Richelieu ? demande la Gaufrette en passant des toasts croustillants à la ronde.
— Oui, si l’on veut.
— C’est le père du criminel qui…
— Qui l’était davantage que son fils puisqu’il est l’un des grands patrons de la drogue à Paris.
Et je me mets à raconter, moi, tu sais combien mon job me passionne ?
Prudent Télémard, outre sa chaîne de restaurants, était importateur d’une denrée rarissime, la plupart des gens l’ignorent, et qui vaut plus cher que le caviar : le safran. Ça fait des années qu’il achète de grosses quantités de cette poudre ocre à différents pays. Des années également qu’on lui expédie de la drogue à l’intérieur des paquets de safran. Pourquoi ? Tu sais que la brigade des stupéfiants se sert de chiens pour détecter la drogue ? Même quand elle est placée sous vide, ces braves bêtes la détectent. Seulement le parfum du safran domine et les chiens l’ont dans le cul (mais ils en ont l’habitude). Tu parles si elles étaient prospères, les affaires à Prudent. Sous couvert de ses respectables restaus, il affurait vilain, le diable.