Sa première femme avait pressenti la chose, à la suite de conversations surprises à la maison. Un jour, elle parla de ses doutes à son fils. Fâcheuse initiative, et qui devait tout provoquer. Le môme qui haïssait son père et davantage encore sa seconde épouse était résolu à se venger. Pour cela, il lui fallait avoir barre sur son vieux. Il parvint à bricoler cet enregistrement. Evidemment, la bande sonore ne constituait pas une preuve, mais elle pouvait tout de même foutre le restaurateur dans la béchamel. Croyant tenir son vieux à merci, il se mit à le faire chanter gentiment, plus pour le faire chier que par appât du fric puisque sa mère avait pour lui toutes les faiblesses. Le père Télémard trouva que ça commençait à bien faire et décida de mettre le holà.
Son organisation était en cheville avec la bande des bonnets de laine. Tu commences à saisir ? De drôles de gars, recrutés dans les anciennes brigades terroristes et qui déviaient sur des activités plus lucratives. Il leur expliqua le topo en les chargeant de mettre son fils au pas, sans le buter.
Travail d’artistes. Les autres jubilèrent. Ils s’arrangèrent pour lier connaissance avec Francis, ce qui n’était pas difficile (en anglais difficult), le traitèrent comme un caïd en puissance et firent si bien que, très rapidement, Télémard fils se prit pour Al Capone. Là, je dois changer de direction pour t’en arriver aux Chapoteur. Tu vas voir un peu l’ironie du hasard. Moi, sans lui, je te répète, je changerais de métier.
Evelyne, la deuxième femme de Télémard, est une nana à la cuisse légère, je le sais mieux que toi (hmm, que c’était bon !). Elle avait Chapoteur pour amant, en t’z’autres, comme dit Bérurier-le-Puissant. Son bonhomme l’apprit. Prudent, tu l’as vu, est un vinasseur, un bâfreur. A ce régime-là, la zézette prend de la gîte et le quinquagénaire surnourri pète et dort au lit au lieu d’y accomplir des prouesses. Cela n’empêche pas la jalousie. Là encore, il chargea la brigade de choc de régler son compte au mari de Georgette, mais achtung, je vous prie : sans que les soupçons puissent se porter sur le cocu. Les machiavéliques génies ès crime s’y prirent de façon géniale. Ils se lièrent (l’un d’eux du moins) avec Mme Chapoteur, tâtèrent le terrain, constatèrent qu’elle aussi savait son infortune et l’amenèrent à accepter qu’elle endosse la commande. Qui tua Chipoteur ? Un gonzier moustachu, avec des lunettes noires et un bonnet de laine. Qui se lia au bar des Petits Potes avec la future veuve ? Un garçon moustachu avec des lunettes noires et un bonnet de laine. Si la police se montrait trop curieuse, elle finirait par remonter à ces étranges relations de Georgette avec le tueur. Conclusion : mister Télémard gardait le nez propre ! Bravo ! Bien joué ! On continue ?
On continue !
Allez, viens, traîne pas la galoche, bonté divine, ça chauffe !
Bien entendu, Bonnet de laine ne raconta pas à Georgette qu’il travaillait pour ses beaux yeux marqués de conjonctivite. Ce fut bel et bien un marché. Il exigeait un fric qu’elle était loin de posséder. Il lui souffla de « s’arranger » avec la camelote du gros Gédéon. Femme honnête, elle rebiffa. Puis dit qu’elle allait réfléchir. Alors, pour brusquer les choses, ils balancèrent Chapoteur sous une rame de métro. Tu juges de l’état psychique de Georgette ? Elle vivait l’aventure de l’Inconnu du Nord Express. On avait accompli le « contrat », elle devait raquer. Les coups de fil commencèrent. Elle s’affola.
Que faire ? Tout dire ? Impossible ! Voler la marchandise de Mollissont ? Après tout, pourquoi pas ?
Elle se décida donc et procéda habilement, de la manière que j’ai eu l’honneur et le maigre avantage de te raconter à une chiée de pages d’ici.
Les diaboliques « Bonnets de laine » parachevèrent leur machination en chargeant leur nouvelle « recrue », ce zozo de Francis, du recouvrement. Ils l’équipèrent de pied en cap, et lui dirent d’aller rafler le butin au comptoir de numismatique pendant l’absence de la boutonneuse.
Pour le rassurer, ils prétendirent que le fusil était chargé à blanc, et lui en administrèrent la « preuve » en tirant sur eux-mêmes les deux premières balles qui elles étaient blanches, mais pas les autres !
Je te raconte, te raconte, au fil en vrac, t’auras qu’à trier ; pas besoin de lunettes : c’est tout de même pas des lentilles !
C’est alors que ce charognard de Francis eut une curieuse exigence. D’accord, il voulait bien donner une preuve de ses capacités et de son « engagement », mais il voulait en contrepartie que la bande fasse de même.
Et sais-tu ce qu’il exigea, ma douce petite salope chérie aux yeux de rêve ? Le sais-tu ? Tu donnes ta langue ? Quelle merveille ! Il voulut qu’on lui apporte l’annulaire de sa belle-mère ! Un cadeau qu’il tenait à faire à sa maman pour la fête des mères ! Braque, hein, mais symboliste !
Les autres acceptèrent. Bien sûr, ils ne coupèrent pas le doigt d’Evelyne mais celui d’une camée au dernier degré à qui ils l’échangèrent contre trois sachets de blanche, les atroces misérables ! Ils mirent la seconde dame Télémard dans la confidence. La chose l’amusa ; Evelyne joua le jeu du pansement (elle fit même croire à son vieux Kroum qu’elle s’était réellement blessée). Et comme Bonnet de laine lui plaisait, elle devint sa maîtresse de la journée, comme, le surlendemain, elle devait devenir la mienne, cette nympho ! Le feu au cul à ce point, je te jure, il ne fait pas bon être le mari d’une telle donzelle !
Bonnet de laine accepta de lui faire vivre la mésaventure du Francis détestable. Il était certain qu’il y aurait du sport, puisqu’il avait prévenu la Poulaille de la visite du pigeon chez le numismate.
La suite, hein ? Plus besoin de te projeter des diapos. Les mecs ne laissèrent rien au hasard, allant même jusqu’à installer une fille à eux chez la première dame Télémard pour la surveiller, puisqu’elle était rancardée au sujet de la drogue. Ils l’embarquèrent quand les choses se gâtèrent.
A peine achevé-je cet extraordinaire récit qu’on sonne à la lourde des Pinuche.
— Ah ! Voilà Pélagie ! gazouille le Délabré.
Il se précipite. Mais tarde à revenir.
J’entends parlementer. Puis Pélagie paraît, plus noire et superbe que jamais, illuminée par le bonheur.
— Bonjour, tout le monde ! fait-elle. Escusez le retard ; je suçais un vieux sénateur de ma clientèle et il n’arrivait pas à se mettre à jour. Dites, c’est plein de monde sur le palier. Des gosses…
Elle n’achève pas.
On voit revenir Pinaud, penaud, suivi de seize gamins roux, filles et garçons confondus dans un même flamboiement.
Mme Mathias ferme la marche.
— Ma chérie, dit César à sa femme, voici Mme Mathias qui a un petit service à nous demander : depuis plus de quinze jours, son mari est en déplacement professionnel à Quito, en Equateur, elle n’y tient plus et part le rejoindre ; elle voudrait savoir si nous acceptons de garder ses enfants en son absence, je ne vois pas pourquoi nous refuserions, n’est-ce pas ? Après tout, vous êtes deux femmes à la maison !