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— Ses fringues sont encore ici ?

— Je les ai placées dans un sac de plastique pour les faire porter au labo.

— J’aimerais y jeter un œil.

Bistour m’entraîne dans une pièce qui fouette la mort et les produits chimiques pas joyces. Sur une sorte de table de boucher, se trouve un sac-poubelle rebondi, scellé et portant une étiquette administrative. Mohamed fait sauter les scellés et vide le sac de ses nippes. Ces vêtements tachés de sang me serrent le cœur. Il y a quelques heures, ils recouvraient une vie d’homme. Et les voici devenus flasques et privés de signification. J’entreprends de les fouiller minutieusement, malgré ma répugnance. Dans la poche ventrale du jean, je déniche deux billets de cinéma (La Pagode), périmés. Dans une poche du blouson, je récupère un petit morceau de nappe de restaurant en papier, sur lequel on a écrit cette pensée : C’est un luxe d’être différent.

A part cela, rien, pas même des brins de tabac.

— Votre opinion sur le client, docteur ? demandé-je en déposant les trois bouts de faf sur la table.

Bistour regarde mes trouvailles.

— Un intellectuel, dit-il. La Pagode est un cinéma d’art et d’essai, et cette pensée n’a pas été recopiée dans Le Hérisson ; peut-être est-elle de lui ? Quant au physique de votre gars, je vous le répète, c’était le contraire de celui d’un homme négligé.

— Et pourtant il a abattu deux flics et commis un hold-up.

— Un intellectuel peut être également un criminel, objecte Mohamed, ça n’a rien d’incompatible.

— Le meurtre est un acte inintelligent, risqué-je.

— Un intellectuel n’est pas forcément intelligent, s’obstine mon terlocuteur.

Bon, on peut aller jusqu’à Vladivostok comme ça, en mettant des répliques bout à bout. Elles ne font pas avancer le chmilblick.

— Si vous avez des éléments nouveaux…, attaqué-je en présentant ma main au dépeceur de défunts.

— Je vous en ferai part aussi, promet ce dernier.

Tout en regagnant ma base, j’essaie de cerner la personnalité du bandit. De toute évidence, il a vidé ses poches avant de débouler chez le numismate ; il voulait rester anonyme en cas d’échec. Quelle utopie ! Qui donc peut espérer taire son identité à une époque où nous sommes tous tellement recensés, répertoriés, fichés ? Quelque chose me trouble dans le comportement de cet homme.

De retour dans mon bureau, j’ai la joie indicible de tomber sur Pinaud, plus fané et grumeleux encore que d’ordinaire.

Baderne-Baderne a entortillé son cache-nez à son cou de telle sorte qu’on peut lui supposer une minerve par-dessous. Il ne s’est pas rasé de plusieurs jours et sa barbe hirsute, plus sel que poivre, le fait ressembler à un vieux Ribouldingue déshydraté. Son chapeau délabré gondole au ras de ses sourcils. Une mèche de cheveux à peu près blancs pend au-dessus de son nez de constipé chronique. Il est le portrait de la Navrance, de la Résignation, de la Pré-agonie, et de la Désuétude absolue. J’en suis profondément remué car il est pénible de voir s’achever un ami. Certes, César Pinaud est un homme délabré qui a toujours eu l’air d’être en partance, un individu fluet et flageolant, un épouvantail à mort (celle-ci devant éprouver quelque honte à lancer sa faux sur un être aussi démantelé), pourtant, ce jour, il m’a l’air au bout du rouleau.

Je dépose mon bras séculier sur son épaule fléchissante.

— Ça ne va pas, l’Ancêtre ?

— Moi si : un charme ; mais Mme Pinaud me donne quelque inquiétude avec sa vésicule biliaire. On lui fait des tests.

On a toujours « fait des tests » à la dame Pinuche. Cette aimable personne est pour beaucoup dans le déficit de la Sécu. De la cave au grenier elle a été explorée, ponctionnée, blousée, analysée, radiographiée. On sait tout de ses bronches, de son foie, de ses ovaires, de son bulbe rachidien, de ses glandes surrénales, de son cœur, de sa rate, de son gésier, de son utérus, de ses os, de son anus, de ses rotules, de son estomac, de sa voûte plantaire, de sa gorge, de ses yeux, de ses oreilles, de son urine, de ses défécations, de ce que furent ses menstrues, de ce qu’a été sa ménopause. Elle a contracté toutes les maladies homologuées, les a toutes vaincues, les recontracte résolument, sans relâche, avec une bravoure feutrée qui force l’admiration. Elle a eu du diabète et de l’albumine, des taux de triglycérides historiques, du cholestérol dans lequel on pouvait pelleter, des virus non identifiés, des microbes à foison, des gonocoques transbahutés par l’époux, des typhus exotiques, des pertes ruineuses : blanches, de vue, de mémoire ; des eczémas rebelles, des thromboses critiques, des rhumatismes déformants, des ulcérations désespérantes, des arythmies forcenées, des hémorroïdes intransportables, des jaunisses asiates, des pneumonies irrévocablement doubles, des débuts de tuberculose, des polypes çà et là, des angines de poitrine (alors qu’elle n’a pas de poitrine !), des lumbagos lunatiques, des éruptions, des confluences, des poussées, des accès, des crises. Tout ! Tout ! Tout, te dis-je. Lorsqu’elle décédera, la mort n’aura que l’embarras (gastrique) du choix.

J’y vais de quelques paroles de réconfort. Pinaud en profite pour pleurer un peu, ce qui est une bonne hygiène, moi je trouve. Les hommes ont à cœur de ne pleurer qu’à bon escient, ce qui est sot car il est bien plus avantageux de pleurer sur le quotidien au lieu de se morfondre à attendre des cas désespérés qui vous essorent les lacrymales en deux coups les gros. La larmette quotidienne vous tient dans un bain d’émotivité propice à l’équilibre psychique.

— Sur quoi es-tu, présentement ? l’à-brûle-pour-point-je.

Le Superflu branle son vieux chef, voire également son couvre-chef.

— Sur rien. Tu sais que notre nouveau directeur a voulu m’attacher à son cabinet particulier ? Ma besogne consiste désormais à descendre lui acheter des bouteilles de beaujolais villages que je mets au frais dans la chasse d’eau de ses latrines.

« Comme il boit beaucoup, ses mictions sont fréquentes et comme elles le contraignent à se rendre souvent au petit coin, il boit de plus belle. Vois-tu, Antoine, sans le moindre esprit de jalousie, laisse-moi te dire que je le trouve impropre à ses hautes fonctions. Il est stupide de confier à des hommes des charges trop importantes pour leurs capacités. »

— Mon petit doigt me dit qu’il va devoir les abandonner sous peu, pronostiqué-je.

Un sourire de papier mâché écarte la barbe du Fossile.

— Dieu t’entende, mon petit. Je regrette nos équipées d’avant. D’autant que le personnage se croit obligé de pontifier avec nous, ce qui abîme notre amitié.

Le voyant vert de mon bigophone s’allume tandis que son vrombissement de bourdon agacé retentit.

Je décroche. C’est Mathias.

— Je peux vous voir, commissaire ?

— Je t’attends.

Il raccroche. La Pine sort un tube de verre bourré de gélules bleues de sa poche et gobe l’une d’elles.

Je me mets à arpenter la pièce dont le plancher craque. Surtout réagir contre la morosité. Se lancer dans le travail, sans oublier la tendresse.

— Veux-tu venir à la maison ce soir avec ta femme, je dirai à Félicie de nous préparer un petit bouffement ?

Le Bromuré s’épanouit et, soudain, paraît rajeuni de cinquante ans.