Michel Houellebecq
RENAISSANCE
Vu d'un compartiment de train…
Vu d'un compartiment de train, la campagne.
Une purée de vert. Une soupe de vert.
Avec tous ces détails si foncièrement inutiles (arbres, etc.)
qui surnagent, justement comme des grumeaux dans la soupe.
Tout cela donne envie de vomir.
Qu'il est loin, l'émerveillement des années d'enfance!
l'émerveillement de découvrir le paysage filant par la fenêtre…
Une vache qui en saute une autre… Décidément, ces créatures ne doutent de rien!
Ridicule de la voisine d'en face.
La ligne de ses cils forme un oblique chinois, et sa bouche une ligne semblable, rétracée vers le bas, méchamment.
Je suis sûr qu'elle m'arracherait les yeux avec plaisir.
Cesser de la regarder. Peut-être est-elle dangereuse?…
Les lampes disposées en rampe centrale au plafond de la rame de TGV ressemblaient aux pas d'un animal géométrique – un animal créé pour éclairer l'homme.
Les pattes de l'animal étaient des rectangles aux coins légèrement arrondis; elles s'espaçaient avec régularité, comme des traces. De temps à autre une forme ronde s'intercalait entre les traces de pas – comme si l'animal, telle une mouche géante, avait irrégulièrement apposé sa trompe sur le plafond.
De tout cela émanait, il faut bien le dire, une vie assez inquiétante.
Station Boucicaut. Une lumière liquide coulait sur les voûtes de carrelage blanc; et cette lumière semblait – paradoxe atroce – couler vers le haut.
À peine installé dans la rame, je me sentis obligé d'examiner le tapis de sol – un tapis de caoutchouc gris, parsemé de nombreuses rondelles. Ces rondelles étaient légèrement en relief; tout à coup, j'eus l'impression qu'elles respiraient. Je fis un nouvel effort pour me raisonner.
Les informations se mélangent…
Les informations se mélangent comme des aiguilles
Versées dans ma cervelle
Par la main aveugle du commentateur;
J'ai peur.
Depuis huit heures, les déclarations cruelles
Se succèdent dans mon récepteur;
Très haut, le soleil brille.
Le ciel est légèrement vert,
Comme un éclairage de piscine;
Le café est amer,
Partout on assassine;
Le ciel n'éclaire plus que des ruines.
Je tournais en rond dans…
Je tournais en rond dans ma chambre,
Des cadavres se battaient dans ma mémoire;
l n'y avait plus vraiment d'espoir;
En bas, quelques femmes s'insultaient
Tout près du Monoprix fermé depuis décembre.
Ce jour-là, il faisait grand calme;
Les bandes s'étaient repliées dans les faubourgs.
J'ai senti l'odeur du napalm,
Le monde est devenu très lourd.
Les informations se sont arrêtées vers six heures;
J'ai senti s'accélérer les mouvements de mon coeur:
Le monde est devenu solide,
Silencieux, les rues étaient vides
Et j'ai senti venir la mort.
Ce jour-là, il a plu très fort.
Je m'éveille, et le monde retombe…
Je m'éveille, et le monde retombe sur moi comme un bloc;
Le monde confus, homogène.
Le soleil traverse l'escalier, j'entame un soliloque,
Un dialogue de haine.
Vraiment, se disait Michel, la vie devrait être différente,
La vie devrait être un peu plus vivante;
On ne devrait pas voir ces choses;
Ni les voir, ni les vivre.
Maintenant le soleil traverse les nuées,
Sa lumière est brutale;
Sa lumière est puissante sur nos vies écrasées;
Il est presque midi et la terreur s'installe.
Les dents qui se défont
Dans la mâchoire maigre,
La soirée tourne à l'aigre
Et je touche le fond.
L'anesthésie revient et dure quelques secondes,
Au milieu de la foule le temps semble figé
Et l'on n'a plus envie de refaire le monde,
Au milieu de la foule et des parcoups piégés.
La vie les tentatives,
L'échec qui se confirme
Je regarde les infirmes,
Puis il y a la dérive.
Nous avons souhaité une vie prodigieuse
Où les corps se penchaient comme des fleurs écloses,
Nous avons tout raté: fin de partie morose;
Je ramasse les débris d'une main trop nerveuse.
Le train qui s'arrêtait au milieu des nuages
Aurait pu nous conduire à un destin meilleur
Nous avons eu tort de trop croire au bonheur
Je ne veux pas mourir, la mort est un mirage.
Le froid descend sur nos artères
Comme une main sur l'espérance
Le temps n'est plus à l'innocence,
J'attends agoniser mon frère.
Les êtres humains luttaient pour des morceaux de temps,
J'attendais crépiter les armes automatiques,
Je pouvais comparer les origines ethniques
Des cadavres empilés dans le compartiment.
La cruauté monte des corps
Comme une ivresse inassouvie;
L'histoire apportera l'oubli,
Nous vivrons la seconde mort.
Les hommages à l'humanité…
Les hommages à l'humanité
Se multiplient sur la pelouse
Ils étaient au nombre de douze,
Leur vie était très limitée.
Ils fabriquaient des vêtements
Des objets, des petites choses,
Leur vie était plutôt morose
Ils fabriquaient des revêtements,
Des abris pour leur descendance,
Ils n'avaient que cent ans à vivre
Mais ils savaient écrire des livres
Et ils nourrissaient des croyances.
Ils alimentaient la douleur
Et ils modifiaient la nature
Leur univers était si dur
Ils avaient eu si faim, si peur.
Les matins à Paris, les pics de pollution
Et la guerre en Bosnie qui risque de reprendre
Mais tu trouves un taxi, c'est une satisfaction
Au milieu de la nuit un souffle d'air plus tendre
Te conduit vers le jour,
Le mois d'août se prolonge
Et tu diras bonjour
Dans ton bain, à l'éponge.
Tu as bien fait de prendre
Tes vacances en septembre
Si je n'avais pas d'enfants moi je ferais pareil,
On a parfois autant de journées de soleil.
Le samedi soir est terminé,
Il va falloir éliminer
La nuit tombe sur la résidence,
Il est plus tard que tu ne penses
Les lumières du bar tropical
S'éteignent. On va fermer la salle.
Tu déjeuneras seul
D'un panini saumon
Dans la rue de Choiseul
Et tu trouveras ça bon.
Je vis dans des parois de verre…