Выбрать главу

— Belle parole ! Abou Saïd, qui fut un grand sage et un grand poète a écrit : « Seul le silence est puissant et tout le reste n’est que faiblesse. » Mais il a dit aussi : « Retiens tes paroles devant tous, mais non devant un ami ! »

— Un ami ? Tu me fais grand honneur, seigneur. J’aimerais savoir d’où tu tiens que nous sommes amis ?

Sans répondre, al-Nasir Youssouf frappa trois fois dans ses mains et Shawan alla chercher au seuil d’une porte une femme qui entra, appuyée sur une béquille. Elle était entièrement vêtue de noir avec, sur la tête, le voile opaque habituel aux filles de l’Islam, mais ce n’en était pas une… Dans son visage pâle, creusé de rides douloureuses, les yeux délavés avaient dû être bleus : ils en conservaient un reflet. Cependant son être exprimait l’énergie quand, après avoir salué le prince, elle se dirigea vers Renaud devant qui elle se planta, appuyée des deux mains sur sa béquille tandis que son regard le dévorait. Le Malik dit alors :

— Il refuse toujours de dire qui il est. Veux-tu, toi, lui apprendre qui tu es ?

Tremblant d’une émotion soudaine qui lui mit les larmes aux yeux mais sans cesser de fixer Renaud, elle déclara :

— Je m’appelle Amena et je suis chypriote. En l’an 1204, j’ai reçu dans mes bras et nourri de mon lait la dernière fille que la reine Isabelle venait de mettre au monde. C’était Mélisende de Jérusalem-Lusignan et je ne l’ai jamais plus quittée. Je l’ai suivie à Antioche quand elle a épousé Bohémond le Borgne… et plus tard quand elle a donné le jour en secret à un petit garçon qu’il fallut cacher…

Étranglée par l’émotion, elle eut un sanglot, mais Renaud avait compris, dès qu’elle eut dit son nom, qu’il avait en face de lui celle qui l’avait soustrait bébé aux fureurs du Borgne et l’avait apporté au risque de sa vie jusque dans Tortose à un Templier nommé frère Thibaut de Courtenay. Alors, sans plus se soucier de celui qui les regardait, il prit la vieille femme dans ses bras et pleura avec elle…

Ce qu’ils éprouvaient l’un et l’autre était trop fort pour qu’ils pussent parler en cet instant où le chaînon manquant reprenait sa place. De longues minutes s’écoulèrent avant que Renaud ne demande :

— Ma mère ?… Est-elle toujours en vie ?

— Non, hélas, car un moment comme celui-ci l’eût payée de bien des souffrances. Le Borgne a su, je ne sais comment, ce qui s’était passé. Lorsque je suis revenue, il m’a fait mettre à la torture afin que j’avoue et c’est elle, ma chère maîtresse, qui m’a sauvée en lui disant tout ce qu’il voulait savoir. Ensuite il l’a tuée… de ses mains. Moi, elle avait réussi à me faire fuir en dépit de ma jambe blessée et j’ai trouvé refuge à Alep auprès de celui qu’elle avait tant aimé…

— Mon père al-Aziz Mohamed… et le tien ! coupa le Malik avec gravité. Merci, Amena ! Va prendre du repos après ce long voyage. Et toi, mon frère, viens t’asseoir auprès de moi et causons !

— Un instant encore, s’il te plaît, pria Renaud. Je voudrais savoir si le Borgne existe toujours ?

Shawan emmenait déjà Amena et ce fut al-Nasir Youssouf qui répondit :

— Oui, et pas pour sa gloire ! Il s’est fait le valet des Mongols. Le khan Hulagu est son véritable maître. Laisse-le à sa honte, crois-moi ! Son sang souillerait la plus pure des lames… Viens et prends le temps de te remettre.

Un peu étourdi par ce qu’il venait de vivre, Renaud rejoignit enfin ce frère inattendu sur les coussins jaunes devant lesquels, sur un simple claquement des mains du prince, une dizaine de serviteurs vinrent disposer de grands plateaux d’argent garnis d’une multitude de plats ; mais Renaud attendit d’avoir sacrifié à la cérémonie du lavage des mains dans de l’eau parfumée et que tous eussent disparu avant de demander :

— Comment as-tu deviné qui j’étais ?

— C’est Shawan qui t’a reconnu. Tu l’ignores, bien sûr, mais aux cheveux près, tu es le vivant portrait de notre père. Shawan me l’a dit et quand nous avons su ton nom, j’ai envoyé chercher Amena à Alep où il lui avait donné asile. Mangeons à présent ! Nous parlerons après !

Ils mangèrent en silence par respect pour la nourriture et aussi parce qu’il n’est pas convenable de parler la bouche pleine… Renaud en profita pour réfléchir à ce que sa situation actuelle allait poser de problèmes. Qu’un sang presque semblable coule dans ses veines et dans celles d’al-Nazir Youssouf, et que celui-ci l’eût accepté avec une bonne grâce exceptionnelle n’entamait en rien l’infranchissable barrière qui séparait un Chrétien d’un Musulman. Pourtant il allait falloir, pour la sauvegarde de Sancie, essayer de maintenir une si favorable circonstance.

Lorsqu’il eut goûté à tous les plats comme il se devait, il s’essuya les doigts à une serviette de soie, remercia son hôte pour le repas et attendit. En fait son attente dura un moment. Les yeux mi-clos, le Malik méditait en caressant pensivement sa moustache. Enfin, il parla :

— Le passé qui vient de ressurgir devant nous doit-il s’effacer maintenant ou bien devons-nous le prolonger ?

— Que veux-tu dire ?

— Que l’avenir est devant nous. Comment vois-tu le tien ?

— Très bref ou plus long selon ce que tu décideras. Je suis ton prisonnier.

— Il ne dépend que de toi puisque nous avons la certitude d’être nés du même père. Tous les espoirs te sont désormais permis… même celui de régner un jour sur Jérusalem… si tu acceptes de dire la Loi et de te prosterner devant le Prophète, Son nom soit à jamais béni !

— Essaie d’imaginer un instant, grand roi, que tu es à ma place. Que ferais-tu ? Rejetterais-tu ta vie passée, ton roi, ta foi, ton Dieu ?

— Nous n’en avons qu’un, comme vous. Quant au Roi… je viens de te dire que tu pouvais le devenir. Et dans la ville qui doit t’être chère entre toutes.

— Pourquoi me le serait-elle encore si je reniais Celui que l’on y a mis au tombeau ? Tu es généreux et d’âme plus haute que la plupart des autres rois que les liens du sang n’encombrent guère et qui se seraient débarrassés au plus vite d’un frère aussi incongru. Mais tu es né d’une princesse musulmane…

— Ma mère était une esclave turkmène, ce qui est de peu d’importance : seul compte le géniteur !

— Pas pour moi ! Et je crois bien que ce n’est pas parce que ma mère était princesse. Elle a souffert, elle a aimé jusqu’à mourir de cet amour. Je pense qu’il nous faut oublier ce qui nous unit, revenir à notre point de départ !

Al-Nasir Youssouf ouvrit des yeux ronds :

— Tu veux redevenir mon prisonnier ? Tu es fou ?

— Je voudrais l’être : les choses, les gens et les couleurs du ciel n’auraient plus d’importance, mais je ne refuse pas ma liberté si tu veux me la rendre… Ou plutôt non ! Si tu veux que je te bénisse jusqu’à mon heure dernière, charge-moi de chaînes… et rends la liberté à la noble dame que le Templier t’a livrée. Ensuite tu pourras appeler le bourreau !

Le prince tendit la main vers une coupe d’albâtre que l’on avait laissée à leur portée après avoir desservi pour y prendre une prune confite, mais il n’acheva pas son geste et retira sa main soudain raidie :

— Cette femme t’est chère à ce point ?

— J’y tiens beaucoup, répondit Renaud après avoir hésité un instant sur le choix des termes.

L’amour qu’il éprouvait pour la Reine lui défendait de prétendre que Sancie était sa dame de cœur. Il ajouta aussitôt :

— Elle est veuve, seule au monde et tout chevalier digne de ce nom jure de protéger la veuve, l’orphelin, mais aussi tout être en détresse, toute…