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Étrange voyage, en vérité, qui laisserait à Renaud une amertume durable ! Il avait l’impression de chevaucher avec une ombre tant sa compagne restait silencieuse. Absente ! Un corps sans âme, docile à suivre ses indications sur le chemin, mais ne répondant à aucune question et décourageant toute tentative de conversation. Lui n’osait pas briser ce mutisme volontaire, craignant trop qu’un éclat ne la blesse. C’est juste s’il pouvait apercevoir son visage quand il lui offrait de l’eau, du pain et quelques dattes. Elle n’écartait qu’à peine le grand voile couleur de fumée qu’elle portait au moment de son enlèvement. Et, surtout, elle évitait le contact de sa main, le tenant à distance d’un geste sec quand il voulait l’aider à descendre de sa monture ou à se remettre en selle. Elle pratiquait d’ailleurs cet exercice avec autant de souplesse et d’agilité qu’un jeune chevalier.

Renaud ne savait plus que penser d’une attitude qu’il n’arrivait pas à analyser. Il n’avait rien fait qui méritât son ressentiment et même, en face de ce fantôme rigide, il s’interdisait d’évoquer mentalement l’image exquise entrevue derrière le grillage d’or tant il craignait qu’elle ne pût lire dans son esprit. À ce propos, il se demandait seulement si les drogues ingérées lui permettaient de garder quelque souvenir de ce qu’elle avait subi dans le château au bord du lac. Et si même il était possible qu’elle eût subi, totalement inconsciente, les assauts du Malik ? Si elle s’en souvenait, elle devait se sentir honteuse, misérable ! Ou alors ce qu’on lui avait administré l’avait cassée d’irrémédiable façon, laissant en elle des traces indélébiles menant à la folie ? Cette idée était particulièrement insupportable et Renaud n’avait qu’une hâte : arriver à Saint-Jean-d’Acre et remettre Sancie à dame Hersende. Celle-là et celle-là seule saurait ce qu’il en était !…

Aussi, quand enfin du haut de la dernière colline on découvrit la ville – si blanche sur la mer si bleue ! – il ne put retenir un cri de joie et, entraînant celui de Sancie, il mit son cheval au galop. Un galop qu’il fallut bien ralentir aux approches des portes toujours encombrées de gens apportant leurs produits au marché, de soldats, de religieux, de mendiants parmi lesquels s’entendait parfois la crécelle d’un lépreux, mais, lorsque l’on fut à l’intérieur des murs, sa compagne l’arrêta d’un mot :

— Messire !

Comme il allait devant il se retourna :

— Madame ?

— C’est là que nous nous séparons. Vous allez au palais, je suppose ?

— Cela me paraît normal. Pour vous aussi ?

— Non. Je me rends au couvent des Clarisses. Dites à la Reine que j’implore son pardon, mais que je ne peux pas retourner auprès d’elle. Et priez-la de me renvoyer Honorine !

— Vous voulez vous faire nonne ? émit Renaud abasourdi.

— Seulement chercher un refuge en attendant le départ de la prochaine nef pour Marseille. Ne m’accompagnez pas ! Je sais où est le couvent…

— Dame Sancie, ce n’est pas raisonnable ! La Reine ne mérite pas que vous la mettiez devant le fait accompli. Elle ne comprendra pas non plus de ne pas être pour vous le meilleur asile.

— Elle a trop de piété pour ne pas admettre que le Seigneur Dieu et Notre-Dame passent avant elle. Allez, sire Renaud, et que Dieu vous garde !

Sans rien ajouter, elle tourna la tête de son cheval vers une rue au bout de laquelle étaient de hauts murs surmontés du clocher d’une chapelle. Renaud n’essaya pas de la retenir et se contenta de suivre des yeux la mince silhouette grise, inflexible et droite qui voulait se tourner vers Dieu. Il se sentait bizarrement malheureux. Humilié, plutôt ! Pourquoi lui refusait-elle une confiance qu’il pensait avoir méritée ? N’avait-il pas tout accepté, jusqu’à la perte définitive de la Croix, pour la secourir ? Et voilà qu’elle le traitait sinon en ennemi, du moins en indifférent ! Un quelconque chevalier chargé de l’escorter ! Rien de plus ! La déception alors fit place à la colère :

— Qu’elle aille au diable ! lâcha-t-il sans trop de logique avant de reprendre son chemin vers la résidence royale. Ce qui ne le soulagea que fort peu. Il était furieux contre lui-même, presque autant que contre Sancie. Il s’était comporté comme un imbécile. Au lieu de respecter le silence obstiné dont elle s’enveloppait, il aurait dû la secouer, la malmener au besoin, pour lui faire cracher ce qu’elle avait dans la tête et dans le cœur. Quitte à transformer l’interminable voyage en une longue joute oratoire. Tout le monde s’en serait trouvé mieux ! Lui le premier, car il se voyait maintenant contraint d’aller expliquer, seul, ce qui s’était passé depuis l’enlèvement de la « dame de Valcroze » en ménageant autant que possible sa pudeur, et d’abord d’aller demander excuse au Roi pour avoir quitté Acre sans son congé. Or il savait Louis très strict sur l’exactitude des devoirs et sur l’obéissance qui lui était due. Surtout depuis que l’on avait atteint la Terre Sainte ! Avant d’aller s’enfermer dans un couvent, Sancie aurait pu se donner la peine de l’accompagner jusque devant les souverains. Elle avait été enlevée, sacrebleu ! Ce n’était tout de même pas comme si elle avait fait une fugue ! Elle aurait pu raconter ce qu’elle aurait voulu que l’on dît – ou que l’on tût –, mais l’affaire maintenant lui retombait sur son dos à lui et il voyait se lever à l’horizon une infinité de complications. À commencer par l’histoire de la Vraie Croix ! Le saint Roi allait prendre on ne peut plus mal qu’il eût gardé ce fait secret par-devers lui et il le rendrait responsable de la perte irrémédiable de l’insigne relique. Puisque l’on était à pied d’œuvre maintenant, il eût été tellement plus simple d’aller creuser la terre sous l’acacia en grand arroi et solidement armés, ce qui eût empêché le drame final ainsi que les malheurs de Sancie. Et Renaud n’était pas certain que faire appel à l’ombre de Robert d’Artois, le frère tant aimé, suffît à lui éviter les conséquences fâcheuses du mécontentement royal… Sans compter le cas du sire de Fos qu’il allait falloir régler. Seul rayon d’espérance dans cette brume grisâtre, le mauvais Templier allait avoir du mal à esquiver sinon le jugement de ses pairs, au moins celui de Dieu ! Et le duel à outrance en champ clos que Renaud réclamerait !

Tout cela n’était guère réjouissant ! Pourtant, lorsqu’il fut en vue de la porterie du palais, Renaud s’était trouvé un vague rayon de soleil : aller tout raconter à la Reine en tâchant d’écarter provisoirement la confrontation avec son époux. À elle, il pourrait se confier et la douceur de son regard, de son sourire serait pour ses meurtrissures le plus doux des dictames…

Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut du manque d’animation qu’en arrivant au corps de garde. D’habitude, l’endroit grouillait de monde. Ce n’était pas le cas. Quelques rares personnes seulement entraient ou sortaient : uniquement religieux ou mendiants, toujours en quête d’un secours. Aucune figure familière, et même l’officier de garde n’eut pas l’air de le connaître. Il fallut qu’il se nomme, sans soulever d’ailleurs le moindre intérêt. L’homme ne devait pas être né en France. Quant au titre d’écuyer royal, selon le garde, il devait coïncider avec un autre aspect que le sien, et valut à Renaud cette réplique :

— Désolé, le Roi n’est pas à Acre et, si vous êtes ce que vous dites, vous devriez être avec lui. Il a emmené toute sa maison !

— Peut-être, mais moi j’accomplissais une mission. Où est le Roi ?

— Ce n’est pas à moi de vous le dire…

— Et la Reine ? Partie elle aussi ?

— Non, mais j’ai ordre de ne laisser entrer ou sortir quiconque n’est pas de son service.