— On peut toujours essayer, fit Pernon songeur.
Il y réussit fort bien. Le soir même le mystère était éclairci et, en fait, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat : Hersende était partie le plus régulièrement du monde pour Chypre, afin d’y examiner la reine Stéphanie dont la santé donnait de graves inquiétudes. Avec la gracieuse permission de Marguerite elle-même, reconnaissante de l’accueil reçu dans l’île lors de l’hivernage de la croisade. Elle aimait bien la douce et timide Arménienne et c’était volontiers qu’elle avait prêté – pour quelques jours seulement ! – un médecin dont la réputation n’était plus à faire.
— Pour un homme de confiance, le sire d’Escayrac n’a pas l’air très au courant, commenta Renaud. C’est assez inconcevable !
— Pas tellement. D’après Adèle, il radote un tantinet. Et puis il prend son rôle de curateur tellement au sérieux qu’il finit par obséder la Reine et elle trouve un malin plaisir à lui cacher certains faits, comme la raison du départ de dame Hersende. Pendant qu’il s’inquiète, il ne reste pas là, planté à trois pas de son fauteuil, à la contempler avec ses yeux de poisson mort en cherchant des ennemis dans tous les coins.
— N’est-ce pas un peu imprudent ?
— Adèle dit que non et l’on peut lui faire confiance. D’après elle, la Reine n’est pas si malade. Elle souffre seulement de ce que toutes deux connaissent bien : les inconvénients d’un début de grossesse. Quant à dame Hersende, elle sera rentrée avant que le Roi revienne. Alors cessez de vous tourmenter !
— Allons tant mieux ! Seulement moi je me suis couvert de ridicule en allant tirer la dame de Valcroze de son couvent sous prétexte de danger couru par la Reine. Elle ne me pardonnera jamais !
— Après ce que vous avez consenti et souffert pour elle, ce serait le comble de l’injustice et de l’ingratitude… Je sais, ajouta le vieil écuyer avec un haussement d’épaules désabusé, que les femmes ne voient jamais les choses comme nous les voyons, mais, pour l’instant, essayez d’oublier puisque le péril s’est éloigné !
— Tant qu’Elvira de Fos sera auprès d’elle, le péril ne sera jamais éloigné.
— Peut-être, mais tenez-vous coi jusqu’au retour du Roi. Là vous pourrez, au grand jour et devant les hauts hommes rassemblés, dénoncer Roncelin le félon ! Et dame Sancie sera présente pour en témoigner… La sœur, alors, disparaîtra avec le frère !
— Certes, je le ferai ! Prions donc pour que le Roi nous ramène vite sa justice !
Il n’ajouta pas que jusque-là il ne serait pas vraiment tranquille afin de ne pas faire de peine à celui qui était beaucoup plus son ami que son serviteur…
Le surlendemain, la lettre arrivait et, avec elle, volaient en éclats les certitudes de Pernon et la relative tranquillité d’esprit de Renaud. Sancie l’avait écrite et elle disait : « Vous aviez raison. Un grave danger menace, que vous êtes seul sans doute à pouvoir conjurer. On désire s’entretenir avec vous et vous confier une mission. Soyez ce soir à la mi-nuit au marché de Venise, sous le passage donnant accès à l’ancienne tour d’entrée du palais. Une femme vous y attendra. Ne lui parlez pas. Tout bruit doit être évité. Portez ce que je vous envoie mais n’oubliez pas votre épée. Sancie. »
Un sac de toile accompagnait le billet. Il contenait une très monastique coule de bure noire. Le tout avait été remis à Perpétue par une paysanne sans autre signe distinctif que l’âne sur lequel elle était juchée entre deux paniers pleins de courges, de choux, de poireaux et autres légumes.
— Eh bien ? fit Renaud en tendant le message à Pernon. N’avais-je pas raison ?
Celui-ci hocha la tête en mâchouillant sa moustache grise comme il en avait l’habitude quand quelque chose le tracassait :
— On dirait, mais j’aimerais savoir de quelle mission elle veut vous charger. La seule intelligente, selon moi, serait de courir à la recherche de notre sire pour lui demander de rentrer le plus tôt possible. Et, pour ce faire, pas besoin d’entrevue secrète : il suffisait de le signaler sur ce message.
— Cela prouve simplement qu’il s’agit d’une autre destination.
— Et puis vous êtes trop heureux que dame Sancie vous appelle ! Vous voyez qu’elle ne vous en veut pas…
Un peu avant minuit, Renaud, quasiment invisible sous sa robe de moine dont le capuce dissimulait son visage, arrivait sur la place que fermait en partie le fondaco vénitien dont deux lanternes signalaient l’entrée. L’arôme piquant du poivre, du gingembre, de la cannelle et de la muscade émanant des boutiques fermées venait à ses narines, relayé par l’âpre odeur du cuir d’un fabricant de selles, de bottes et de harnais. Au-dessus de sa tête le ciel se couvrait de nuages qui rendaient plus lourde la chaleur de cette nuit d’été. À main droite, le passage annoncé dessinait dans l’obscurité son ogive ténébreuse qu’il observa un instant avant de s’y engager… Il vit alors s’en détacher une silhouette dont il s’approcha. C’était bien celle qui devait le guider. Sans mot dire, elle saisit son bras pour l’entraîner vers la base de la haute tour crénelée qui dominait la place. Renaud connaissait l’endroit, qui, proche du port, était le centre névralgique d’Acre. Il savait qu’au pied de la tour il y avait une petite porte tellement bardée de pentures de fer et de clous énormes qu’elle était à l’épreuve des plus puissants béliers. Un seul garde suffisait à la défendre et elle était très commode pour les gens du palais, car elle communiquait directement avec le quartier le plus commerçant… La femme n’avait pas dû la refermer en sortant : elle s’ouvrit sous la pression de sa main. Elle murmura quelque chose au garde et s’élança dans la vis de pierre qui occupait l’intérieur de la tour.
L’ascension parut interminable au chevalier partagé entre la joie de revoir enfin celle qu’il aimait et une vague inquiétude. Enfin on atteignit un couloir, éclairé ici ou là par des torches et qui serpentait entre les murailles. On le suivit jusqu’à ce qu’une tenture fût soulevée par la femme découvrant une salle de dimensions modestes mais somptueusement décorée de tapis et de tentures de soie. À cet instant, le son d’un luth se fit entendre et le cœur de Renaud battit plus vite.
Un doigt sur sa bouche pour l’inciter au silence, la femme mena son compagnon vers le fond où, derrière une tenture, se trouvait une porte, qu’elle ouvrit en le poussant à l’intérieur avant de la refermer derrière lui : il venait de pénétrer dans la chambre de Marguerite…
Il ne vit rien du décor : uniquement elle ! Qui n’avait pas l’air malade le moins du monde. À demi étendue sur une sorte de divan à la mode turque au milieu d’une infinité de coussins, c’était elle qui jouait. Vêtue d’une sarka, cette ample robe couverte de broderies d’or, laissant le haut du buste découvert et dont elle avait pris le goût à Chypre, elle rêvait en laissant ses doigts caresser les cordes de l’instrument. Ses épais cheveux sombres et lisses étaient réunis en une longue tresse épaisse, glissant contre la rondeur de son épaule. Jamais elle n’avait été plus belle et Renaud ébloui dut se maîtriser pour ne pas se jeter à ses pieds, nus dans de petites sandales dorées.
Elle ne l’avait pas entendu entrer, alors il s’accorda le délicieux plaisir de la contempler sans se défendre d’une furieuse jalousie envers le possesseur de cette merveille dans ses atours enchanteurs. Il ne pouvait savoir que Marguerite ne portait cette robe – cadeau de la reine Stéphanie – qu’en l’absence de son époux qui la jugeait par trop immodeste, même pour l’intimité conjugale. Elle la mettait pour son seul agrément, mais qu’elle la portât pour le recevoir ouvrait pour celui qui la regardait des perspectives vertigineuses…