— Pour y chercher quoi ?
— C’est bien ce que j’ai l’intention de lui demander. Pour avoir osé un acte aussi infâme, il faut que ce soit important. Ce qui n’enlève rien au fait qu’il s’agit d’un crime…
— Encore une fois, quelles sont vos preuves ?
— Mon témoignage et celui de mon écuyer. Sans oublier l’empereur de Constantinople qui a fait chercher, avec grand respect, la dépouille outragée pour l’ensevelir dans la chapelle du château de Courtenay. Cela ne vous suffit pas ?
— Constantinople est loin ! Ce qui rend difficile l’arrivée de cet auguste témoignage. Mais… vous pouvez essayer de l’obtenir. Lorsque vous l’aurez, nous reconsidérerons la question…
Avec un vague signe de tête, il tournait déjà les talons, ce qui enflamma la colère de Renaud :
— Allez au moins chercher Roncelin de Fos et l’interrogez devant moi !
Le Maréchal se détourna à peine, se contentant de lancer par-dessus son épaule :
— Cela aussi est impossible ! Frère Roncelin est parti ce matin pour notre commanderie de Safed, emmenant les renforts dont elle a besoin.
— C’est une habitude chez lui mais, un jour ou l’autre, je saurai bien le retrouver, gronda Renaud furieux. Il ne m’échappera pas toujours !
En quittant la Voûte du Temple, il resta un moment au bord de la mer, respirant à pleins poumons pour retrouver un peu de calme. Sa colère s’attachait à présent à l’Ordre entier, ces gens arrogants qui ne craignaient pas d’abriter des hommes aux menées tortueuses, à la limite de la félonie, de brandir haut et fort le fait qu’ils ne dépendaient que du Pape, ce qui leur permettait de refuser l’autorité du Roi… et même de lui prêter de l’argent pour compléter le chiffre de sa rançon ! Cela sous le prétexte qu’il s’agissait du bien des autres. Beau prétexte en vérité alors que leurs commanderies parsemaient l’Europe entière et qu’à Paris, la maîtresse-tour de leur enclos tout neuf détenait le trésor de ce même roi ! Prier Dieu à longueur de journée ne suffisait pas, selon Renaud, à faire d’eux des gens de bien. Quant à ce Roncelin de Fos qui lui glissait des mains comme une anguille, il faudrait bien que le jour vienne où ils se retrouveraient face à face et l’épée à la main, que cela plaise ou non au Grand Maître et à sa clique !
Lorsqu’il rentra à la maison, Pernon n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner que son affaire n’avait pas marché, mais devant la mine orageuse de son maître, il ravala ses questions. Renaud d’ailleurs se contentait de demander d’un ton rogue :
— Toi qui sais toujours tout, sais-tu où est Safed ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je suis comme vous, je viens d’arriver.
— Alors renseigne-toi ! J’ai besoin de savoir où se trouve au juste ce château templier et quel chemin y mène ! Vite, s’il te plaît !
— Ça ne pourrait pas attendre demain matin ? Il est tard, vous savez. Et quelque chose me dit que vous auriez surtout besoin de dormir un peu.
— Cela m’étonnerait d’y arriver. Ce misérable jouit de protections incroyables ! Il suffit qu’on le cherche pour qu’il soit déjà parti ailleurs, soupira Renaud en détachant son épée avant de se laisser tomber sur un siège.
Pernon versa de l’eau fraîche dans un gobelet qu’il lui tendit sans rien dire, sachant bien ce qui allait venir. Et, en effet, Renaud but d’un trait et dit :
— Assieds-toi ! Je vais te raconter.
C’était exactement ce qu’attendait Pernon. Il laissa parler son maître et ce fut quand celui-ci réclama encore un peu d’eau qu’il livra son commentaire, mais non sans prendre ses précautions :
— Je peux parler franchement ?
— Il me semble que c’est ce que tu fais d’habitude !
— Eh bien, voilà : d’abord vous n’auriez jamais dû aller là-bas seul…
— Je ne vois pas ce que tu aurais pu faire de plus…
— Il n’est pas question de moi. Puisque c’est un défi ouvert que vous vouliez porter, vous auriez dû vous faire accompagner de deux autres chevaliers…
— Cette affaire ne regarde que moi !
— J’entends bien. Cependant vous oubliez un peu trop que vous êtes écuyer du Roi et qu’avant d’aller provoquer un Templier en pleine templerie, vous auriez dû lui demander sa permission. Au cas bien improbable où il eût été d’accord – ce qui m’étonnerait si l’on considère le nombre de ceux qui sont morts à Damiette, Grand Maître en tête –, il vous eût fait escorter par des chevaliers munis peut-être d’une lettre de sa main. Mais de la façon dont avez agi vous n’aviez aucune chance. Que ces moines-soldats soient des gens bizarres capables du meilleur comme du pire, j’en suis convaincu mais ils savent trop bien se battre et notre sire a trop besoin d’eux dans la situation où il se trouve pour les attaquer à propos d’une affaire privée…
— Autrement dit, j’ai eu raison de tenter ma chance sans prévenir personne, fit Renaud avec une grimace moqueuse. Et nous en revenons à notre point de départ : savoir où se trouve Safed puisque c’est là qu’est Roncelin de Fos !
— Dieu, que vous êtes têtu ! Allez dormir, par pitié ! Demain vous y verrez peut-être plus clair…
Le lendemain, cependant, Pernon rapportait une moisson de renseignements. Safed, que les Templiers avaient reconstruite après les destructions de Saladin, était redevenue avec Tortose la plus puissante de leurs forteresses et, depuis le tragique rétrécissement du royaume franc, le plus redoutable de ses garde-frontières. On disait que le Temple avait dépensé plus d’un million de besants sarrasins en or pour le réarmer, qu’on y nourrissait chaque jour plus de mille sept cents personnes et davantage en temps de guerre. Que la garnison se composait de cinquante frères chevaliers, trente-cinq frères-sergents, avec chevaux et armes, cinquante Turcopoles montés, trois cents balisiers, huit cent vingt écuyers et quarante esclaves…
— Un monde ! Une ville solidement fortifiée, expliqua Pernon. Vous voyez qu’il est inutile d’aller vous y frotter ! On vous y goberait comme un œuf et plus personne n’entendrait parler de vous !
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé, mais où est-elle située ?
— À dix lieues presque en droite ligne à l’est d’Acre et à cinq au nord de Tibériade, récita l’écuyer avec un soupir agacé que Renaud n’entendit même pas. Ce qu’il venait d’entendre était pour lui la meilleure des nouvelles.
— À cinq lieues au nord de Tibériade ? Mais c’est tout près…
— Je ne comprends plus ! Que vient faire Tibériade là-dedans ?
— Plus tard les explications ! Pour le moment je vais chez le Roi…
— Bonne idée ! J’y vais aussi ! fit Joinville qui faisait son entrée.
Renaud réprima une grimace : ce qu’il avait à dire à Louis IX ne regardait qu’eux deux.
— C’est que… j’ai à l’entretenir d’une affaire grave.
— Mais moi aussi ! affirma l’autre. Il faut que l’on nous loge ailleurs : les domestiques y sont insolents et servent une nourriture immangeable sous prétexte que nous n’avons pas suffisamment d’argent. En outre, vous, je ne sais pas, mais moi je n’arrive pas à y reposer : mon lit est contre la paroi qui joint celle de l’église où sont chantés des Libera me Domine tonitruants chaque fois qu’on y enterre un mort et c’est à croire que toute la ville veut s’y faire enterrer. À deux nous serons plus forts ! Allons-y !
Il n’y avait pas moyen de s’échapper et Renaud se résigna : quand le Sénéchal en aurait fini avec ses ennuis domestiques il y aurait peut-être un peu de temps pour lui, mais ni l’un ni l’autre ne put se faire entendre sur le point qui l’intéressait : ils tombèrent en plein Conseil et un conseil singulièrement houleux où s’affrontaient les barons de Terre Sainte et ceux qui étaient venus – en principe ! – à leur secours. Naturellement les Maîtres du Temple et de l’Hôpital, Renaud de Vichiers et Guillaume de Châteauneuf, étaient là eux aussi avec le légat du Pape et tout ce monde discutait ferme. Joinville qui n’aimait rien tant qu’une bonne joute oratoire se lança dans la mêlée que Renaud se contenta d’écouter.