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— Notre sire s’occupera des affaires privées plus tard. Pour l’instant il a besoin d’un peu de repos après la séance que nous venons d’avoir.

— Et comme la prière est son meilleur repos, il n’est peut-être pas à la chapelle, mais il prie.

— Non. Il est allé rejoindre la Reine en son privé… Ne croyez-vous pas qu’il a droit à un peu de douceur de temps en temps ?

Le sourire de Sergines en suggérait plus qu’il n’en disait et Renaud devint écarlate. Soudain très malheureux et ne sachant plus que faire de sa personne, il tourna les talons et s’en alla errer sur le port pour tenter de chasser ces images torturantes qui lui venaient chaque fois qu’il imaginait Marguerite dans les bras de son époux. Il se les reprochait comme autant de crimes de lèse-majesté, non à cause de l’audace de ses évocations du corps de la jeune femme que pour l’espèce de haine, née de sa frustration, qu’il ressentait envers l’homme fait de chair, alors que le Roi, le chrétien, le futur saint, lui inspiraient tant d’admiration.

Passant devant l’église Saint-Michel, il y entra avec le vague espoir d’y trouver Sancie. Il éprouvait tout à coup le besoin de causer avec elle pour pouvoir au moins parler de celle qu’il aimait. C’était tellement plus facile avec elle qu’avec dame Hersende, dont le regard pénétrant possédait le pouvoir de rendre le sien transparent. Mais l’heure était trop tardive pour qu’il eût une chance de rencontrer Sancie. Il pria cependant, et du mieux qu’il put, devant l’autel où la petite flamme rouge révélait la Présence sans en obtenir davantage qu’un vague réconfort. Il rentra alors au logis, ferma les oreilles aux perpétuelles récriminations de Joinville et s’enferma dans sa chambre en compagnie d’un pot de vin qu’il vida jusqu’à la dernière goutte dans l’espoir de trouver l’oubli. Ce qui lui valut un sommeil agité et un affreux mal de tête au matin.

Où il n’eut que peu d’instants pour se préparer : le Roi s’en allait visiter les villes de la côte au nord d’Acre – Tyr, Sidon et Beyrouth – examiner l’état de leurs murailles et de leurs défenses. Tous ses chevaliers devaient le suivre.

Ce fut seulement au lendemain du retour – trois semaines plus tard – qu’une nouvelle inquiétante arriva : la dame de Valcroze avait disparu sans que quiconque puisse dire ce qu’elle était devenue…

CHAPITRE XIII

LE BRASIER

On ne la chercha pas tout de suite. La Reine, la première, savait sa dame d’honneur fantasque, curieuse, spontanée et fort capable de s’être attardée quelque part sans voir passer l’heure, peut-être au-delà de la fermeture des portes de la ville. Mais quand, au jour levé, on vit revenir à pied, exténuée, poussiéreuse, inquiète et très en colère, sa suivante Honorine, le palais fut en révolution dès l’instant où elle eut ouvert la bouche pour autre chose qu’avaler le vin aux herbes qu’on lui octroya généreusement afin de la remettre. Ensuite elle parla.

La veille, dame Sancie avait reçu une lettre la priant de se rendre dans l’après-midi, et sous couleur d’une promenade, à une petite chapelle bâtie à la fin du dernier siècle sur le Tell el-Fukhär à l’emplacement où durant le grand siège avaient été dressés la tente et les étendards jaunes de Saladin. Il n’y avait pas de signature, sinon une simple majuscule qui pouvait être un R, et le mystérieux correspondant insistait sur la discrétion qu’il convenait d’observer parce qu’il s’agissait d’un danger concernant la Reine.

— Dame Sancie a demandé des mules et nous sommes donc parties peu avant none 35. Il faisait chaud mais la brise venue de la mer qui a soufflé le jour durant rendait la promenade agréable et nous avons gagné, sans nous presser, l’oratoire sur la colline. C’est un endroit plaisant d’où la vue est belle…

— La vue importe peu, coupa Marguerite devant qui Honorine avait été amenée. Allez, s’il vous plaît, au principal !

— J’y viens, Madame, j’y viens… C’est que je suis tellement bouleversée, pleurnicha la femme. Peut-être qu’une goutte de vin m’aiderait ?

Hersende lui en versa un fond qu’elle avala d’un air déçu, soupira et enfin reprit :

— En arrivant, nous avons vu un cheval attaché à l’un des cyprès qui entourent la chapelle. Nous sommes descendues et j’ai lié nos mules près du destrier tandis que ma dame entrait seule dans l’oratoire. Par discrétion, je me suis un peu écartée pour… regarder le paysage, ajouta vertueusement Honorine avec un coup d’œil inquiet en direction de la Reine. Ce qui fait que je n’ai rien entendu. Je ne suis d’ailleurs pas restée longtemps : un homme est apparu au seuil qui m’a fait signe de venir…

— Un homme ? Quel homme ? demanda Marguerite avec impatience.

— Ma foi je… je ne sais pas ! Un homme pas très jeune, habillé de cuir comme nos écuyers, mais sans armoiries sur sa cotte… Il était de chez nous, en tout cas, et je suis entrée sans méfiance. Après… je ne me souviens plus de rien, sauf que j’ai reçu un bon coup sur la tête…

— Et vous n’avez rien vu, rien entendu ?

— Ma foi non. Il faisait sombre là-dedans et après la grande lumière du jour j’étais éblouie… Quand je me suis réveillée, j’avais un mauvais goût dans la bouche, la nuit était tombée et il n’y avait plus âme qui vive. Tout avait disparu : dame Sancie, les mules, le cheval et l’homme inconnu… J’étais seule !, brama-t-elle soudain en revivant la peur qu’elle avait éprouvée. J’ai appelé, cherché… Personne ne m’a répondu… Il commençait à faire froid et je savais que les portes de la ville seraient fermées, alors je me suis réfugiée dans la chapelle pour essayer de dormir ; mais j’étais terrifiée par le moindre bruit et n’ai pas pu trouver le sommeil. À la levée du jour je suis partie…

Là-dessus, ayant vidé son sac, elle éclata en sanglots tellement bruyants que la Reine, très soucieuse, indiqua d’un geste qu’on l’éloigne. Ce dont la vieille Adèle se chargea sans oublier d’emporter le pot de vin.

— Quand elle en aura assez bu, elle dormira peut-être, fit-elle en guise de commentaire.

Marguerite, qui venait d’achever sa toilette, pria les dames présentes – Elvira de Fos y compris – de se retirer afin de pouvoir s’entretenir seule avec Hersende.

— Sancie a été enlevée, car il n’y pas d’autre terme à employer, fit-elle avec agitation, donnant ainsi libre cours à son inquiétude. Mais par qui et dans quel but ? S’il s’agissait d’une histoire d’amour, je ne vois pas pourquoi il y faudrait tant de mystères. Elle est libre d’elle-même.

— Certainement pas ! Souvenez-vous, Madame, la lettre qui l’a attirée parlait d’une menace vous concernant… Il est bien dommage que nous ne puissions tenir ce message.

— On lui a demandé de le brûler. N’importe, je ne vois pas ce que nous pourrions en tirer : je suppose que cette pauvre Honorine en a rapporté fidèlement le contenu. Il y a, évidemment, cette signature…

— … qui ressemble à un R ? J’ai remarqué et je me demande si cette initiale ne désigne pas le chevalier de Courtenay ?

La Reine parut soudain profondément choquée. Elle rougit, pâlit, puis reprit à travers sa chambre la déambulation qu’elle avait un instant interrompue, tandis que la miresse poursuivait :

— Dame Sancie a certainement pensé que le message venait de lui parce qu’elle le connaît bien. Elle sait à quel point le… bonheur de la Reine est cher à messire Renaud. Que dire alors de sa sûreté ?

— Vous… vous croyez ?

— J’en suis persuadée, Madame, murmura Hersende qui ne put s’empêcher de constater que le teint délicat de la jeune femme s’empourprait de nouveau quand elle ajouta : Autant dire les choses comme elles sont. Il n’y a là rien dont vous puissiez vous offenser : le chevalier vous aime et je crois bien depuis le premier jour. Et dame Sancie le sait.