— Elle le sait, dites-vous ? Mon Dieu ! Mais pourquoi est-elle venue me rejoindre ? Elle devrait me haïr !
— Non. Elle vous aime aussi. D’une autre manière. Et, comme le peu de cas qu’elle fait de sa personne ne lui a jamais permis l’espoir d’être payée de retour, elle a choisi de l’aimer à travers vous, de l’aider peut-être, à moins souffrir puisque la Reine ne saurait regarder avec amour un autre homme que son royal époux.
Marguerite se détourna, baissa la tête.
— Une reine est une femme comme une autre, Hersende ! murmura-t-elle. Et quand son époux aime trop Dieu pour n’offrir à sa femme que des élans sacralisés par la perspective d’enfants, ceux-ci ressemblent davantage à la simple satisfaction d’un besoin, comme boire ou manger. Il y manque la passion…
Hersende plia le genou, lui prit la main et la posa contre son front :
— Je sais, Madame… et vous en admire. Si j’ai parlé c’est pour que vous sachiez mieux leur valeur à tous deux. Cela dit, ne conviendrait-il pas d’entendre messire Renaud ? Il sait peut-être quelque chose ?
— Sans doute. Aussi vais-je l’envoyer chercher !
Quelques minutes plus tard, le vieux sire d’Escayrac, dont la Reine récompensait le dévouement en l’attachant définitivement à sa personne, se rendait à la maison près de Saint-Michel… en traînant les pieds après s’être fait quelque peu tirer l’oreille. De la plus imprévisible façon, le vieux gentilhomme chargé de veiller au ventre de Marguerite s’était pris d’amour – tardif mais d’autant plus farouche ! – non seulement pour le ventre mais pour toute la personne de sa souveraine… L’idée d’aller quérir pour elle, dès potron-minet, le plus jeune mais pas le plus laid des écuyers du Roi, lui fut tellement pénible qu’il essaya de discuter :
— Ne conviendrait-il pas plutôt, Madame, de prévenir d’abord notre sire de la mésaventure de la dame de Valcroze ? C’est à lui, il me semble, d’interroger le jeune Courtenay…
Malheureusement pour lui, Marguerite n’était pas d’humeur à soutenir une quelconque controverse avec un homme qui n’avait jamais discuté ses ordres.
— Quelle mouche vous pique, sire Bernard ? La dame de Valcroze est ma filleule, elle disparaît après un message fumeux où l’on me met en cause et je devrais, selon vous, aller d’abord demander ce qu’il en pense au Roi mon époux ? Si j’avais agi ainsi à Damiette où en serions-nous ?
— Je sais, Madame, je sais, mais… les convenances…
— Quelles convenances ? cria Marguerite hors d’elle. Je vous rappelle que nous sommes vendredi et que, tous les vendredis que Dieu fait, le Roi prie, jeûne, fait pénitence et apprécie qu’on le laisse en paix ! À présent, si vous ne voulez pas y aller, dites-le sans tarder : j’enverrai la dame de Montfort ou celle de Sergines, ce qui sera encore moins convenable puisqu’il s’agit de se rendre dans un logis uniquement masculin…
Escayrac ne s’attendait pas à déchaîner un tel orage. Il fit le gros dos, mâchonna quelques paroles d’excuses inintelligibles et sortit aussi vite que le permettaient ses rhumatismes, mais la méfiance que lui inspirait le trop séduisant Renaud s’était changée en une solide aversion.
Lorsqu’il revint, il était détendu et presque souriant. Il est vrai qu’il ne ramenait pas Renaud mais Joinville, tout heureux de son côté d’avoir une occasion de se rendre chez la Reine. Ils la trouvèrent dans le patio fleuri de lauriers-roses attenant à sa chambre. Elle s’y promenait en berçant dans ses bras son petit Jean-Tristan qui agitait ses menottes et gazouillait, ce qui la faisait sourire. Le tableau qu’elle composait ainsi avec l’enfant était charmant sans qu’elle en eût conscience. Aussi les deux figures béates qu’elle vit soudain devant elle eurent-elles le don de lui aigrir l’humeur :
— Messire de Joinville ? C’est aimable à vous de me venir visiter, mais ce n’est pas vous que j’attendais. Je croyais, sire Bernard, m’être bien fait comprendre…
— Certes, certes, Madame ! s’empressa l’interpellé, radieux. Je n’ai pas fait erreur sur la personne. Seulement messire de Courtenay n’était pas au logis et messire de Joinville s’est proposé pour venir vous expliquer…
— Quoi ? fit Marguerite exaspérée. Où est le chevalier de Courtenay ?
Joinville fit deux pas en avant et salua derechef :
— Parti, Madame. Tôt ce matin, dès après l’ouverture des portes il a reçu un message. Il a fait seller son cheval et il s’en est allé.
— Quel message ? Parti pour où ?
— Je l’ignore, Madame. Il ne m’en a rien dit. Il s’est armé, a fait préparer un petit bagage par son écuyer et puis a rejoint le messager qui l’attendait.
— Son écuyer l’a suivi naturellement ?
— Non, Madame. Le billet pour ce que j’en sais disait qu’il devait être seul…
Marguerite se tut. Elle n’aimait vraiment pas la tournure que prenaient les événements ce matin. Voilà qu’à l’inquiétude éprouvée pour Sancie s’en ajoutait une autre qui lui serra le cœur bizarrement. En même temps quelque chose lui soufflait que les deux disparitions étaient liées, que la seconde découlait de la première et qu’il n’y avait là-dedans rien de bon. Les deux autres l’observaient sans oser souffler mot. Finalement elle revint à Joinville :
— Vous a-t-il au moins prié d’avertir le Roi de son absence ? Ou bien ignore-t-il que nos lois lui font défense de s’éloigner sans permission de son suzerain ?
Une nouvelle colère tremblait dans sa voix et elle lui donnait libre cours. C’était la meilleure façon de masquer son angoisse.
— Oui, Madame. Avant de partir, il m’a prié de le mettre aux pieds de notre sire pour lui demander pardon en ajoutant qu’il s’agissait d’une affaire d’honneur…
— Alors, allez-le-lui dire et moi je vous accompagne. Nous ne serons pas trop de deux pour l’atteindre au milieu de ses dévotions !
Renaud, lui, était déjà loin.
Ainsi que l’avait dit Joinville, un billet lui avait été porté aux petites heures par l’un de ces gamins plus ou moins errants qui semblaient naître spontanément de la poussière des villes orientales. Celui-là était proprement vêtu et, son message remis, il s’était assis sur le seuil d’une échoppe encore fermée en disant : « J’attends ! »
Ce que lut Renaud lui parut d’abord effarant. En peu de mots, le scripteur lui faisait savoir que la dame de Valcroze venait d’être enlevée par un « émir dont elle avait éveillé la passion » et que, s’il voulait éviter qu’elle disparût à jamais dans un lointain harem, il devait se lancer à son secours en suivant le jeune messager chargé de le mener à celui qui lui donnerait les moyens de la sauver. Mais, surtout, il devait venir seul et ne sonner mot à quiconque du contenu de la lettre. Qu’il devait détruire !
Songeur, il froissa le billet entre ses doigts comme s’il cherchait à en extraire un supplément d’information. Quelle étrange histoire ! Sancie enlevée ? Sancie ayant « éveillé la passion d’un émir » ? Qui l’aurait vue, où et quand ? Le terme passion surtout le choquait parce qu’il n’imaginait pas à première vue que son « gentil laideron » fût de ces beautés foudroyantes traînant les catastrophes dans leur sillage. Il devait y avoir là autre chose… mais quoi ? Tandis qu’il réfléchissait le message était tombé de ses mains mais il ne s’en aperçut qu’en entendant Pernon – qui l’avait ramassé – émettre :
— J’ai entendu dire que les Sarrasins sont sensibles aux cheveux de flammes de certaines femmes…