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Seulement, au lieu de pénétrer dans la cité dont les ruelles dévalaient à flanc de montagne, le guide prit à droite une allée bordée d’acacias et de pistachiers dont le feuillage dense engloutit les deux cavaliers, mais qui tournait carrément le dos à Safed :

— Nous n’y allons pas ? fit Renaud, sourcils froncés, en pivotant sur sa selle.

L’inconnu fit signe que non et, de la main, indiqua qu’il fallait poursuivre. On revenait vers les montagnes, mais cette fois c’était vers le sud… Au bout d’une demi-heure, le guide s’arrêta, mit pied à terre, attacha son cheval et fit signe à son compagnon de l’imiter. Il y avait là un sentier à moitié couvert de broussailles qui montait à une faille dans le rocher où le Turcopole 36 s’engagea sans hésiter. Renaud l’imita et se trouva dans une caverne qui, au sortir du grand jour, lui parut obscure mais au fond de laquelle ses yeux, vite accommodés, distinguèrent sur les parois grises une lueur diffusée par une torche. Sans attendre qu’on l’y invite, mais la main sur la fusée de son épée, il marcha vers la lumière.

Au bruit de ses pas une forme noire grandit sur la muraille éclairée, puis ne bougea plus. Tout en avançant, Renaud tira son épée. La vie qu’il avait menée jusque-là avait développé en lui le sens du danger. Son nez le flairait à la manière des chiens. Même si jusqu’à présent il s’était vu traiter avec une parfaite correction, quelque chose lui disait qu’il n’avait pas grand-chose de bon à attendre de cette ombre immobile. Arrivé à l’angle de la grotte, il prit un bref temps d’arrêt, puis le tourna brusquement. Il eut devant lui un homme de haute taille adossé à une table sur laquelle était posé un chandelier, ce qui le mettait à contre-jour ; cependant Renaud le reconnut aussitôt à la fureur qui gonfla son cœur plus encore qu’à la cotte blanche frappée de la croix rouge passée sur le haubert dont l’acier brillait. C’était Roncelin de Fos. Et si celui-ci comptait sur un effet de surprise, il se trompait : dès qu’il avait vu Safed, Renaud avait senti qu’il allait enfin le rencontrer. Avec dédain, il lança :

— Voilà bien des précautions pour un face-à-face que je cherche depuis des jours ! Il eût été à mon sens plus simple de venir au champ clos où j’ai demandé à votre maréchal de vous appeler, mais comme ceci ressemble assez à un coupe-gorge, vous lui donnez la préférence. À votre aise ! Tirez l’épée que je vois à votre flanc et battons-nous !

— Nous ne sommes pas là pour ça, jeune coq, mais pour nous entretenir d’une affaire importante. Ou bien avez-vous oublié la teneur du message que l’on vous a porté ?

— L’enlèvement de la dame de Valcroze ? J’y ai cru jusqu’à ce que je vous voie, mais je pense à présent qu’il s’agissait seulement d’un appât pour m’amener vers vous. Ce dont je me réjouis. Mais assez de paroles : battons-nous !

— Un appât ? Vous croyez ?… Eh bien, venez voir !

Roncelin prit l’une des torches posées sur la table, l’alluma au chandelier et précéda Renaud dans les profondeurs de la caverne sur une distance de quelques pas. Il éleva son brandon :

— Regardez ! dit-il.

Et Renaud vit, couchée sur de la paille, Sancie, pieds et poings liés, vêtue de la jolie robe verte qu’il lui avait vue l’autre jour sous le même petit pelisson ourlé d’un galon d’or. Si elle était terrifiée, elle n’en montrait rien. Seuls ses yeux dilatés parlaient pour elle et jamais Renaud n’aurait cru qu’ils étaient aussi grands : deux lacs marins aux profondeurs insondables d’où coula une larme quand elle le reconnut. Cependant elle ne dit rien. Elle ne pouvait pas : on l’avait bâillonnée avec son propre voile.

— Mon Dieu ! s’exclama Renaud. C’est vous qui l’avez enlevée ? Vous avez osé ?

Il voulut s’élancer vers elle afin de la libérer, mais Roncelin étendit le bras et la torche barra le passage de si près qu’il manqua de peu le tissu soyeux de la cotte d’armes qui dégagea une faible odeur de roussi :

— J’oserais bien plus pour la gloire du Temple ! Cette femme n’est, comme vous-même, qu’une petite pièce sur mon échiquier dans la partie que je joue contre Louis de France et les siens.

— Vous visez haut, l’ami ! persifla Renaud. Le roi de France se serait permis d’offenser sire… – il fit mine de chercher le nom – Roncelin ?… C’est bien cela ? Illustre personnage, en vérité ! Et de quoi a-t-il eu à souffrir ?

— Je vous l’apprendrai plus tard. Quand je le jugerai bon ! Ou peut-être pas… Pour l’instant, nous avons à parler d’autre chose. De la raison, par exemple, qui a mené cette belle dame où vous la voyez.

— Que vous vous serviez d’elle est infâme, mais à tout prendre j’aime encore mieux la voir là que la savoir en route vers le harem d’un quelconque émir… Il me suffira de la délivrer dès que je vous aurai tué.

Ce fut rapide comme l’éclair. Se servant de son arme comme d’une lance, Renaud fonça sur Roncelin et l’eût transpercé si l’autre n’avait, à cet instant précis, déplacé son corps d’un pied sur l’autre, sauvé par son instinct plus que par sa volonté ; mais son agresseur n’eut pas le temps de faire volte-face pour revenir sur lui. Sortis des obscurités de la grotte, quatre serviteurs s’emparaient de lui et le désarmaient en dépit de la furieuse défense qu’il leur opposa. Quelques secondes plus tard, les mains liées derrière le dos, il était ramené dans la première partie de la caverne et devant la table où son ennemi vint s’asseoir :

— Tu me prends vraiment pour un imbécile ! soupira celui-ci. Tu aurais dû deviner que, si je t’avais laissé ton épée, c’est que mes précautions étaient prises. Mais assez de phrases oiseuses, parlons sérieusement ! Tu dois bien penser que, si je me donne tant de mal, c’est avec une raison précise. Les Templiers n’ont pas pour vocation première d’enlever les femmes, sauf si elles peuvent leur être utiles. Et celle-ci va me servir de monnaie d’échange.

— Contre quoi ?

— La Vraie Croix ! Toi seul sais où elle a été enterrée.

Renaud garda le silence, cherchant à comprendre ce que la Croix venait faire dans cette histoire.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ? murmura-t-il.

— Le manuscrit, voyons ! Le manuscrit de Thibaut de Courtenay que j’ai trouvé – et lu ! – à la commanderie de Joigny. J’y étais venu pour fouiller les archives et ce qu’avait pu laisser en mourant ce vieux renard d’Adam Pellicorne.

— Vous devriez savoir mieux que moi que les Templiers ne possédant rien en propre ne laissent rien en mourant…

— Je sais, et pourtant frère Adam possédait le plus grand trésor de l’Ordre, puisque c’est lui qui l’a rapporté de Terre Sainte : les Tables de la Loi écrites de la main même de Dieu, qui n’étaient plus dans l’Arche d’Alliance quand Hugues de Payns et ses pauvres chevaliers l’ont rapportée en France. Nul ne sait où est l’Arche à présent et j’espérais trouver une trace, un écrit. Mais il n’a rien laissé, rien ! appuya Roncelin avec rage.

— Et personne n’en saurait rien ? fit Renaud, pris malgré lui par cette histoire qui le replongeait dans le manuscrit. Frère Adam n’a pas pu cacher seul une pièce de cette importance et, en outre, le secret a bien dû être confié de bouche à oreille à quelqu’un ! Le Grand Maître…

— Le Grand Maître ? Mais c’était lui, Adam Pellicorne, qui était le Grand Maître, pauvre idiot ! Le Maître occulte, veux-je dire, celui qui ne doit de comptes à personne, pas même au Pape ! Voilà ce que je voulais savoir, mais le manuscrit de frère Thibaut m’a appris autre chose : qu’avant de s’effondrer dans la fournaise de Hattin, le maréchal du Temple avait ordonné qu’on enterre la Croix dans un endroit que deux Templiers seulement connaissaient. L’un d’eux a été tué le lendemain, l’autre a survécu et le secret avec lui. Le manuscrit est formel là-dessus ! ajouta Roncelin en brandissant à la hauteur de sa tête un maigre doigt, se donnant ainsi l’apparence d’un prophète fou. Seulement… il manquait des pages au manuscrit !