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— … et ce sont ces pages manquantes que tu cherchais dans la Tour oubliée, misérable ! gronda Renaud qui venait de tout comprendre. Et tu les as cherchées jusque dans la tombe que tu n’as pas craint de profaner…

Fos haussa les épaules, cependant que son regard s’éteignait, reprenait sa sinistre grisaille :

— Les morts sont bien morts et une simple visite ne saurait les tourmenter. Si tu y es allé voir, tu as pu constater que je m’étais montré très soigneux.

— Je devrais t’en remercier, peut-être ? fit Renaud au bord de la nausée. Quiconque viole un tombeau mérite le bûcher !

— Ah ! Les grands mots ! Rabaisse un peu ton caquet, mon joli, parce que c’est de toi que j’attends d’apprendre ce qui était écrit sur les pages manquantes.

— C’était très vague ! Au point que je ne m’en souviens pas…

— Vraiment ? Et tu t’imagines que je vais te croire ?

— Pourquoi pas ? La mémoire est fragile. Frère Thibaut a transcrit plus d’hommages à la Croix que de détails concernant un emplacement… qui a peut-être été fouillé depuis. Le drame de Hattin est vieux de près de soixante-quinze ans… Il se peut que la Croix ait été retrouvée…

Brusquement, Fos perdit son sang-froid, approchant son visage de celui de son prisonnier au point de lui faire sentir une haleine forte qui puait l’ail :

— Et moi, je te dis que non ! Et moi, je te dis que tu vas me conduire là-bas qui n’est pas si loin, et que tu vas me montrer l’endroit, et que tu vas creuser, creuser jusqu’à t’arracher la peau des mains s’il le faut, et que tu vas trouver ! Sinon…

— Sinon ? dit Renaud en détournant la tête avec une grimace.

— Sinon ton amie – vous êtes amis, n’est-ce pas… ou plus, peut-être ? – ira dans Damas, la grande silencieuse blanche, pour y servir aux plaisirs du malik 37 al-Nasir Youssouf, petit-fils de Saladin – ce qui n’est pas rien, tu l’admettras…

— Livrer une noble dame chrétienne à un Infidèle ! C’est un crime sans pardon.

— Pauvre innocent ! Il y en a assez, de ces chrétiennes, qui se sont livrées elles-mêmes. Si nous parlions de ta mère ?

Il fallut que les gardiens retiennent à nouveau Renaud qui, tout lié qu’il était, voulait se jeter la tête la première sur son ennemi…

— Misérable ! Tu brûleras en enfer pour l’éternité ! Où sont tes vœux de chevalerie ?

— Tu viens d’employer le mot qui convient : brûler ! Ils ont brûlé, mes vœux, en ce jour de malheur où sous le ciel de Dieu, les hommes d’armes de ce roi de France dont le peuple bêlant révère la prétendue sainteté, ont jeté plus de deux cents hommes, femmes et vieillards dans la fosse embrasée, ouverte au flanc du pog de Montségur ! Écoute-moi bien, Renaud de Courtenay ! Parmi les cathares que l’on a brûlés, il y avait l’épouse du châtelain, Corba de Perella, mais il y avait surtout sa fille, Esclarmonde… un ange de grâce, de beauté, de douceur… Elle avait seize ans… et je l’aimais ! Je l’ai vue précipitée dans le feu et j’ai juré, dût mon âme y périr, que je ferais pleurer des larmes de sang à Louis de France, que je détruirais tout ce qui lui est plus cher que sa vie…

Abasourdi, quasi foudroyé, Renaud regardait avec une horreur où se glissait une étrange pitié cet homme suant la haine, mais aussi un désespoir qui avait quelque chose de poignant… Afin d’essayer de l’apaiser et dans l’espoir d’arriver à lui faire épargner Sancie, il pensa qu’il pouvait être bon de le faire parler et demanda :

— Étiez-vous déjà Templier à cette époque ?

— Cette époque ? Elle n’est pas si ancienne. Cette abomination a été perpétrée il y a eu six ans en mars dernier. Le seizième jour du mois…

Celui où je suis parti pour Paris, songea Renaud pour qui cette date représentait une si belle espérance qu’il l’avait conservée dans sa mémoire. Tout haut, il reprit :

— Y avait-il donc des templeries en ces pays de langue d’oc où l’on a si fort combattu l’hérésie ?

— Il y en avait même beaucoup. L’Ordre était fort bien implanté sur les terres des comtes de Foix, de Toulouse et des vicomtes Trencavel. Les prétendus hérétiques ne nous ont jamais gênés, au contraire. Leur foi était belle et pure, leur vie exemplaire, et nous avons appris à les connaître… À cause d’un oncle qui m’y avait précédé, j’appartenais depuis deux ans à la commanderie de Foix où j’étudiais avec assiduité lorsque a débuté l’interminable siège de Montségur où je me suis trouvé bloqué les derniers mois dans des circonstances qui ne te regardent pas. C’est alors que j’ai vu Esclarmonde. Pour elle, pour l’un de ses sourires j’étais prêt à tout abandonner, tout renier… et j’ai été de ceux qui ont aidé à sortir du château, avant l’assaut final, ce qui pour les cathares était leur vrai trésor : leurs écrits, leurs livres saints, l’expression de leur croyance… Je n’avais pas peur pour Esclarmonde parce que, quand je suis parti, elle n’appartenait pas au catharisme. Pas plus que son père, Raymond, ou sa sœur. Seule la mère était devenue ce que l’on appelait une « parfaite » et j’ai su plus tard que c’est durant la dernière nuit que Corba de Perella a convaincu sa plus jeune fille de recevoir le consolamentum, leur unique sacrement, afin de préserver à jamais sa pureté en l’emmenant dans la mort. Et du haut du seuil éventré de son château, Raymond de Perella, sa fille et son gendre Gérard de Mirepoix les ont vues descendre, enchaînées, et suivre le sentier au bout duquel s’ouvrait la gueule flamboyante du bûcher, la mère soutenant la fille qu’infirmait – oh, si peu ! – une légère boiterie. Et je les ai vues aussi… d’ailleurs…

Soudain, il se tut, se secoua comme au sortir d’un mauvais rêve, passant sur son front une main incertaine mais sa voix, elle, ne trembla pas quand il gronda :

— Pourquoi est-ce que je te dis tout ça ? Comme si tu pouvais comprendre…

— Peut-être. Ce qui me surprend c’est de te découvrir capable d’aimer. Seulement, en général, l’amour rend meilleur. À condition d’être partagé, bien sûr… Et cette jeune fille ne devait pas t’aimer !

— Qu’en sais-tu ?

— Choisir si jeune une mort si affreuse ! L’amour comblé n’accepte pas facilement de se sacrifier.

— Et pourtant elle m’aimait… en esprit ! La chair lui répugnait.

— Et toi, tu voulais la sienne ? Je crois que, cette fois, j’ai compris… Elle a préféré mourir pour ne pas succomber. C’est beau… mais ce n’est pas une raison pour en vouloir à la terre entière !

— Pas à la terre entière ! J’en veux moins aux ribauds qui ont allumé le feu qu’à celui qui l’a ordonné ! De celui-là j’ai juré sur les cendres encore chaudes que le vent me jetait au visage de tirer vengeance éclatante. C’est pourquoi je veux cette Croix dont il aurait, lui, si grande fierté, qu’il promènerait partout avec lui et qu’il pense, sans doute, venir chercher bientôt en grande pompe !

— Il ignore ce secret… Seul le comte d’Artois savait.

— Sinon il serait déjà sur place, pieds nus et pleurant à chaudes larmes, creusant lui-même la terre ? Eh bien, il n’aura pas cette peine si d’autres l’attendent. Assez parlé maintenant ! On va te nourrir pour te donner des forces et quand le jour baissera nous partirons pour les Cornes de Hattin…