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Peut-être afin de n’être pas tenté de parler davantage, il lança quelques ordres brefs et gutturaux, puis sortit, laissant ses hommes donner au prisonnier la nourriture annoncée ; après quoi on l’assit contre la muraille à un anneau de laquelle on l’attacha, mais c’était une précaution superflue car, à peine eut-il fini de mâcher les fèves en ragoût qu’on lui donna à la cuillère que Renaud se sentit envahi d’un irrésistible besoin de dormir. Il eut juste le temps de comprendre que ce repas n’était pas innocent et qu’une drogue quelconque y était mélangée…

Pourtant, lorsqu’on le réveilla, son esprit n’était encombré d’aucune brume. Une fois de plus le soleil se couchait et l’on allait partir. Les mains toujours liées dans le dos, il fut hissé sur son cheval que l’un des enturbannés prit par la bride. Roncelin de Fos menait celui que montait Sancie, étroitement voilée mais dont les mains, attachées devant elle, pouvaient tenir le pommeau de la selle.

— Pourquoi l’emmenez-vous ? cria Renaud. Est-il bien nécessaire de lui infliger des fatigues supplémentaires ?

Il vit la jeune femme tourner la tête vers lui sans rien dire. Il supposa que, sous le voile, le bâillon était toujours en place.

— Parce que l’ayant sous les yeux tu seras plus docile à mes ordres. Sa présence te rappellera ce qui l’attend si tu n’obéis pas…

— J’obéirai… mais au moins laisse-la respirer ! Le bâillon plus le voile, c’est trop !

— Rassure-toi ! Ma volonté seule lui ferme la bouche. Elle sait ce qui arriverait si elle parlait… Et je te conseille aussi de te taire. En avant, à présent !

Il prit la tête de la petite troupe et redescendit le chemin qui s’enfonçait vers le sud. De nouveau, on plongea dans l’univers des montagnes dressées comme autant de remparts autour du lac de Tibériade dont, avant que le jour s’éteigne, Renaud put, entre deux crêtes, apercevoir un éclat turquoise que fonçait le crépuscule. C’était une terre d’ascétisme dont l’austérité, contrastant avec la luxuriance de la « mer de Galilée », attirait au temps du Christ ceux qui souhaitaient se rapprocher de Dieu. On n’y voyait que des rocs nus et des touffes d’herbes sèches dont l’odeur, chauffée par le soleil, traînait encore dans l’air du soir. On mit des heures à franchir les cinq lieues séparant Safed du point que Renaud allait devoir fouiller. Il les employa à explorer sa mémoire pour en extraire les indications que Thibaut lui avait confiées avant de mourir et qui, bien sûr, ne figuraient pas sur son manuscrit. En arrachant deux pages, Renaud n’avait fait qu’enlever jusqu’à l’ombre d’une description parce qu’il estimait que c’était encore trop : le casai en ruine de Marescalcia, l’acacia tordu dans le tronc duquel Thibaut avait caché le Sceau du Prophète juste un instant avant de rejoindre la ruée désespérée des chevaliers chrétiens vers la mort sous les flèches et les cimeterres des guerriers de Saladin… Si l’endroit n’avait pas trop changé, il était certain de retrouver sans beaucoup de peine le tombeau où l’on avait couché la Vraie Croix…

Après des heures de marche, il sut que l’on était arrivé et que rien n’avait changé. Les Cornes de Hattin, il les reconnut sans hésiter : deux pics jumeaux encadrant une vaste cuvette qui était le cratère d’un ancien volcan. Là s’était planté non pas le camp mais l’ultime bivouac de l’armée de Guy de Lusignan, le dernier roi qui eût régné sur Jérusalem. C’était au crépuscule du 3 juillet 1187… Haute et claire ce soir, la lune en faisait un paysage d’un autre monde et Renaud n’eut même pas besoin de fermer les yeux pour que son imagination repeuple ce désert… La grande armée franque était là, magnifique sous les riches étoffes des cottes d’armes chatoyant sur la grisaille de fer des hauberts. Il entendit le froissement des mailles d’acier, le piétinement lent des chevaux épuisés par la chaleur qu’une nuit d’enfer n’éteignait pas et par le manque d’eau. On n’avait rien bu depuis les fontaines de Séphorie. Saladin avait veillé que tous les puits fussent à sec, même celui du casai de Marescalcia, le dernier espoir dont Renaud, à présent, distinguait nettement les murailles écroulées au pied d’un vestige de tour. En bas, pourtant, c’était le lac dont ces malheureux avaient pu voir luire les eaux vers lesquelles il était si tentant de se lancer à bride abattue. Mais entre eux et sa fraîcheur, il y avait l’armée de Saladin. Et puis des feux qui ajoutèrent à leur supplice quand le Sultan ordonna d’incendier les broussailles de la longue pente montant vers les Cornes. Il avait fallu attendre qu’ils s’éteignent avant de lancer la charge héroïque, sublime mais désespérée, des cavaliers de Dieu contre les flèches et les sabres d’Allah…

— Eh bien, nous y voici, dit Roncelin de Fos – et sa voix dure passa comme une râpe sur les nerfs à vif de Courtenay. De quel côté devons-nous maintenant diriger nos pas ?

— Les ruines… Il y avait là un point d’eau.

— À sec, je sais, mais ensuite ?

— La Vraie Croix, gardée par cinq chevaliers du Temple debout et leurs mains appuyées sur leur grande épée, était plantée près du puits.

— C’est là qu’on l’a enterrée ? Ça m’étonnerait. J’ai déjà cherché.

— Dans ce cas, pourquoi poser la question ? Non, ce n’est pas là, bien sûr, et seuls deux Templiers ont reçu l’ordre de la cacher afin qu’elle ne tombe pas aux mains de l’infidèle. Ils ont juré de ne jamais révéler l’endroit, fût-ce sous la torture. Seul le roi de Jérusalem ou le Grand Maître du Temple pouvaient en recevoir la confidence ; frère Géraud a été tué quelques heures plus tard…

— … Et Thibaut de Courtenay s’est arrogé le droit de garder le secret pour lui, ricana Roncelin. À présent, il est temps de tirer l’insigne relique de sa gangue de terre ! Montre-moi le chemin !

— Allons d’abord vers les ruines…

Lorsque l’on fut à l’aplomb de la tour, le jour commençait à poindre, générant une certaine lumière où les choses semblaient se fondre dans une sorte de grisaille mais Renaud repéra vite ce qu’il cherchait et retint un soupir de soulagement : grâce à Dieu, le vieil acacia encore plus tordu sans doute qu’à l’époque était toujours à sa place. Il se dressait seul au milieu d’une plate-forme dessinant le bas de pente d’une des Cornes. Renaud se tourna vers Roncelin :

— Ce n’est pas loin, dit-il, mais dès que le soleil se lèvera la chaleur montera vite. Dame Sancie n’a déjà que trop souffert ! Il faut la descendre et l’étendre à l’ombre de ces vieux murs…

La fatigue de la jeune femme était visible. Sa mince silhouette toujours si droite penchait vers l’avant. Roncelin mit pied à terre, alla vers elle et lui dit quelques mots que Renaud n’entendit pas. Puis il appela l’un de ses hommes qui la prit à bras le corps pour la porter là où le chevalier qui suivait la scène d’un œil inquiet l’avait indiqué :

— Elle est lasse, mais pas malade, commenta Fos. Ali va s’en occuper et restera près d’elle. Il lui donnera à boire, et aussi des dattes. Maintenant assez de paroles et de temps perdu ! Conduis-moi.

Avec presque autant d’aisance que s’il avait eu les mains libres, Renaud sauta au sol, mais ordonna :

— Les chevaux aussi doivent rester à l’ombre. Délie-moi !

— Au fait ! fit l’autre. Il va falloir que tu creuses !

Et il trancha les cordes.

Suivi des serviteurs portant pelles et pioches, Renaud marcha vers la terrasse de terre pour s’approcher de l’acacia dont il palpa le tronc avant d’en faire le tour. L’arbre avait grandi en plus de soixante ans et il dut grimper pour atteindre la fourche de branches dominant l’excavation dans laquelle jadis Thibaut avait caché le Sceau du Prophète. Il savait bien que ce précieux trésor de l’Islam n’y était plus, que Thibaut en avait fait don au Vieux de la Montagne en remerciement de son hospitalité et de son aide ; mais il éprouvait le besoin, un peu infantile peut-être, d’explorer la cachette.