Ils obéirent mais Renaud était déjà près de Sancie qui ne se relevait pas. Sa tête avait dû porter sur un rocher ou une racine. Un instant il la crut morte et son cœur se serra. Il la souleva dans ses bras et approcha son visage de la bouche entrouverte pour sentir son souffle. Notre Dame en soit bénie ! Elle respirait. Donc elle n’était qu’évanouie et, dans sa joie, il pressa sa joue contre la sienne.
— Laisse-la tranquille ! brailla Roncelin. Elle reviendra bien seule… Allez, vous autres ! Ligotez-le !
Ce n’était pas aussi facile à faire qu’à ordonner. Renaud fournit une vigoureuse défense à laquelle mit fin un coup de pommeau de sabre assené sur le crâne. À son tour il perdit connaissance mais cela ne dura pas, l’homme n’ayant pas frappé pour tuer. En revenant à lui, peu de temps après, ce qu’il vit l’épouvanta, cependant que ses oreilles s’emplissaient des sanglots du solitaire auprès duquel on l’avait assis pour qu’il ne perdît rien de ce qui se passait.
Or ce qui se passait était dément, incroyable, terrifiant et même loin de l’entendement humain. Armé de sa hache d’armes, Roncelin de Fos était en train de briser les plaques de métal qui protégeaient le bois vénérable tout en le laissant visible pour l’offrir à l’adoration des fidèles.
— Que faites-vous ? cria Renaud. Êtes-vous devenu fou ? C’est la Croix du Christ que vous massacrez !
— Ah oui ? ricana l’autre sans cesser son œuvre destructrice.
Car il ne lui suffisait pas de briser le cristal pour pouvoir dégager le grand fragment et c’était l’or, à présent, qui volait en copeaux, luisants comme des lucioles aux abords du grand feu que les serviteurs étaient occupés à allumer avec du bois mort et des branches que l’on trouvait un peu partout. Enfin il y parvint et tira à lui le morceau du madrier que Jésus avait hissé sur le Golgotha, qui avait reçu le sang de ses mains trouées par les clous, celui où reposait sa tête déchirée par les longues épines noires. Un instant il le regarda :
— À genoux ! hurla Renaud éperdu. À genoux, misérable, et repens-toi !
Au lieu de cela, l’autre eut un rire insensé, cracha sur le bois sacré, le jeta à terre, le foula aux pieds…
Auprès de lui, Renaud entendit le râle déchirant poussé par le vieil Aymar, puis son explosion furieuse :
— Pourquoi ? Pourquoi cet immonde sacrilège ? Quel est ce Temple que tu prétends représenter ?
— Le seul vrai ! Celui que l’autre dissimule sous la force et la richesse de ses commanderies ! Celui-là refuse d’adorer l’instrument d’un supplice infamant, un supplice d’esclave…
— Quel qu’il soit, c’est celui qu’a choisi le Messie, le Fils de Dieu fait homme…
— Ton Messie n’était qu’un agitateur ! Jean était le vrai !
— Pour ce blasphème et le reste, tu vivras ton éternité dans les flammes de l’enfer, tonna Renaud. Qu’avais-tu besoin de rechercher la Sainte Croix si c’était pour en arriver là ?
— Pour être certain que Louis de France ne l’aurait jamais. Ce lui serait une arme trop forte, un pallium peut-être contre ce que je lui réserve encore !
— Un pallium ? Tu reconnais donc sa puissance de protection ?
— Je ne reconnais rien… en voici la preuve !
Ramassant le morceau de madrier encore sous ses pieds, il le jeta dans les flammes qui montaient à l’assaut du ciel devenu obscur.
— Nooooooon !
Au prix d’un effort inouï, Aymar de Rayaq réussit à se remettre debout et courut se jeter dans le brasier non sans avoir, au passage, craché au visage de Fos. À la fois horrifié et désespéré, Renaud parvint à se redresser lui aussi et voulut le suivre pour tenter de le sauver, pensant que le feu brûlerait ses cordes et qu’il pourrait ramener le vieux chevalier. Mais Roncelin l’arrêta en le prenant à bras-le-corps :
— Je n’en ai pas encore fini avec toi ! Quant à lui, laisse-le où il est ! Il m’épargne d’avoir à le tuer…
— Qui te dit qu’il va mourir, que Dieu ne va pas le sauver ? Écoute ! On ne l’entend pas crier…
C’était vrai. La fournaise éclairait la nuit, ronflait, mais pas assez pour couvrir les hurlements que leur morsure arrachait à la plus ferme volonté. Tout autour c’était le silence. Et soudain, l’incroyable, l’inimaginable se produisit. Au milieu des langues ardentes qui faiblirent un instant, on vit se dresser le vieil ermite. Ses cheveux et sa barbe flambaient, mais ses bras, libres, serraient la Vraie Croix sur son cœur. Et il clama alors d’une voix si puissante qu’elle ne pouvait venir de ce corps usé :
— Pour les crimes dont tu as entaché le Temple, tu périras, Roncelin de Fos, mais le Temple périra avant toi ! Les purs comme les viciés, les bons comme les mauvais, coupables d’avoir permis que vous existiez ! Vous serez tous maudits ! Un roi impitoyable dont les yeux ne sauront jamais se fermer vous détruira par le fer et par le feu. Dans un demi-siècle le Temple sera balayé et tous périront, car les vers sont invisibles qui pourrissent le fruit, mais Dieu reconnaîtra les siens… Et toi tu seras damné !
Sur ces gens qui l’entendaient, la malédiction passa comme un ouragan. Prosternés face contre terre, les serviteurs s’efforçaient de se boucher les oreilles. Renaud était tombé à genoux. Seul Roncelin, tendu comme un arc et les poings serrés, regardait impuissant, écoutait révolté…
Et puis une langue de feu immense s’éleva, si haute qu’elle parut atteindre un nuage attardé. Son ardeur était telle que le Templier recula en se protégeant le visage de son bras relevé. Elle brûla ainsi près de trois minutes avec un vrombissement terrifiant, puis retomba d’un seul coup et il n’y eut plus rien qu’un silence absolu, un tas de braises couronnées de flammèches courtes contre le ciel étoilé. Du vieil homme, de la Croix, il ne restait rien. Tout avait disparu. Seule demeurait une odeur étrange, un parfum léger de cèdre et de jasmin qui n’avait rien à voir avec l’habituelle puanteur des bûchers.
— Dieu ait pitié de ton âme, Roncelin de Fos ! murmura Renaud. Toutes les prières du monde ne sauraient la sauver !
Mais l’homme un instant pétrifié retrouvait sa folie.
— Je n’en aurai pas besoin. Je saurai Lui parler et II saura m’entendre…
Après avoir relevé à coups de pied ses serviteurs tétanisés, il se mettait déjà en devoir de ramasser les morceaux de l’or qui avait enveloppé si longtemps le bois sacré vers lequel s’étaient tournés, un siècle durant, les regards fiers des rois de Jérusalem et ceux, pleins d’espérance, des soldats du Christ. Il les fourra prosaïquement dans un sac.
— Tu ne laisses rien perdre, hein ? lança Renaud écœuré. Que vas-tu faire de nous à présent ? Nous tuer, je suppose ?
Il se tournait vers Sancie toujours étendue là où elle était tombée mais qui avait dû reprendre conscience. Encore que trop faible pour se relever parce que blessée à la tête, elle avait cependant réussi à s’adosser contre un talus et elle cachait son visage dans ses mains. Au mouvement de ses épaules il était facile de deviner qu’elle pleurait.
— J’ai d’autres projets pour vous, fit Roncelin méprisant, et vous n’allez pas tarder à les connaître…
Les pas de nombreux chevaux résonnaient en effet dans la montagne, encore invisibles mais précédés par la lueur rousse des torches. Cela venait du nord et bientôt, du chemin par où l’on était venu, débouchèrent des cavaliers dont les casques étroits étaient sommés d’un ornement à la pointe acérée. Ils entouraient un seigneur de taille moyenne mais de haute mine, dont la cotte de mailles se diaprait d’or comme le nasal que prolongeait une plume ciselée dans le même métal. Un riche manteau s’étalait sur la croupe du cheval. Ce ne pouvait être qu’un prince musulman et Renaud se demanda si Dieu ne lui envoyait pas là le moyen de mourir, sinon les armes à la main, du moins de celle de l’ennemi. Mais s’il avait pu supposer un instant que Fos ou bien fuirait ou bien tenterait de se défendre, il ne garda pas longtemps d’illusions. Le Templier marcha tranquillement à leur rencontre et salua l’arrivant qui lui rendit son salut. Ils échangèrent quelques mots, puis l’émir, si c’en était un, mit pied à terre et s’avança au côté de Roncelin vers Sancie. Visiblement épouvantée, celle-ci essaya de se relever pour tenter de fuir, mais la faiblesse due sans doute à sa blessure semblait la priver de forces.