— L’émir est trop jeune pour l’avoir connu : il a été le serviteur fidèle, l’ami d’enfance de Baudouin de Jérusalem, le Roi lépreux… Il s’appelait Thibaut de Courtenay.
— Et ta mère ?
— Ma mère ? Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? s’écria-t-il s’adressant directement à l’émir. Je préférerais que l’on me dise ce que l’on a fait de la dame que l’on a enlevée avec moi !
— Ce n’est pas ton affaire et tu dois répondre. Qui était ta mère ?
— Je l’ignore. Mes armes portent la barre de bâtardise…
— Sans doute. Il n’empêche que tu mens !
Tout de suite Renaud prit feu :
— C’est un mot qu’un chevalier ne saurait entendre. Dis à ton maître qu’il me tue puisqu’il en a le pouvoir, mais ne m’insulte pas !
Cette fois le scribe n’eut pas besoin de traduire. L’émir tendit vers le prisonnier une main apaisante, puis dit quelques mots vite rapportés.
— Peux-tu jurer, par la croix de ton Dieu, que tu ne sais pas son nom ?
— Jamais !
— Alors tu dois parler ! Le puissant émir le veut !
— Et moi je ne veux pas !
— Même… si l’on te disait que ce nom peut aider la jeune femme qui occupe ton esprit ?
— L’aider ?… Que lui fait-on ? Quel danger court-elle ?
L’émir Shawan répéta son geste apaisant qu’il accompagna même d’une ombre de sourire. Ou du moins Renaud en eut-il l’impression, mais son œil resta froid et le scribe reprit :
— Aucun. Elle plaît trop à notre suprême seigneur, le malik al-Nasir Youssouf, sultan de Damas et d’Alep, pour qu’on la maltraite. Toi, en revanche…
— La torture ? Pour m’arracher le nom de ma mère ? Je ne vois vraiment pas pourquoi, mais je suis de plus en plus décidé à me taire parce que j’ignore si elle vit encore et pour rien au monde ne voudrais qu’il lui advînt le moindre mal…
— En quoi une dame franque pourrait-elle souffrir si le maître d’un empire du Prophète – Son nom soit béni dans tous les siècles ! – apprenait comment elle s’appelle ?
— En rien je l’espère, pourtant je ne t’en dirai pas plus !
— C’est ce que nous verrons !
Ayant dit, Shawan et son interprète sortirent de la geôle sans ajouter un mot. Ils ne revinrent pas.
Et des jours passèrent…
Dans une monotonie telle et un si grand silence que Renaud en arrivait à regretter qu’on ne lui fît pas un procès afin de pouvoir au moins s’exprimer et, surtout, tenter d’obtenir des nouvelles de Sancie devenue sa principale préoccupation. En aurait-il seulement un jour ? La reverrait-il même un instant ? C’était peu probable si l’on en croyait les bruits assurant qu’une femme entrée dans un harem n’en ressortait jamais. À plus forte raison s’il s’agissait de celui d’un sultan puisque apparemment c’était entre des mains aussi illustres que tous deux se trouvaient.
Or il découvrait que l’idée du harem lui était de moins en moins supportable. À peu près à égalité avec son sort actuel car s’il n’y avait eu le passage quotidien du serviteur noir apportant la nourriture, il eût pu croire qu’on avait l’intention de l’oublier. Il ne savait même pas où il était ! Il s’efforçait de compter les jours, mais il y avait un blanc au départ puisqu’il ignorait pendant combien de temps il était resté sous l’empire de la drogue.
Un matin, cependant, après que l’invisible muezzin eut appelé les fidèles à la prière, deux gardent vinrent l’extraire de sa prison pour le remonter à la surface de la terre. Si le manque d’exercice avait un peu amolli ses muscles, la nourriture saine dont il n’avait jamais manqué lui permettait de se sentir beaucoup mieux qu’au jour de son arrivée. En revanche, il était sale à faire peur et répandait une odeur de crasse dont il était lui-même incommodé. « Si l’on m’emmène pour m’exécuter, pensa-t-il, je demanderai qu’avant de mourir on me donne une croix… et un bain ! »
Et il se trouva qu’on le conduisit dans un hammam où, durant plus d’une heure, deux grands diables à demi nus qui ressemblaient à des panthères noires le trempèrent, le savonnèrent, le raclèrent, le douchèrent, puis, après l’avoir aplati sur une table, l’enduirent d’huile, le malaxèrent, le triturèrent de toutes les façons, le lavèrent de nouveau pour ôter l’huile superflue, sans oublier cette fois sa tête sur laquelle on versa un parfum ambré qui le fit éternuer. Enfin on lui tailla les cheveux, la barbe et la moustache avant de l’introduire dans une chemise de toile fine fermée sur l’épaule droite au moyen d’un bouton de cristal et dans un caleçon de même étoffe serré par une cordelière d’argent. On glissa ses jambes dans ce qui était en fait un pantalon étroit de beau drap vert foncé descendant jusqu’aux chevilles ; on lui passa une sorte de robe, brodée d’argent, retenue par une ceinture noire brochée. On mit ses pieds dans des babouches à talons en maroquin noir, noir comme l’ample et riche manteau à manches larges dont on compléta son costume. Pour parachever, on le coiffa d’une chéchia noire autour de laquelle on drapa un turban neigeux à force d’être blanc.
Renaud comprenait de moins en moins, mais se trouva si bien du traitement qu’on lui avait fait subir qu’il sentait lui revenir une certaine forme d’optimisme, regrettant seulement que ce magnifique costume ne soit pas complété par une arme. Ainsi équipé, l’émir Shawan, toujours flanqué de gardes, vint le chercher en personne pour le conduire dans la salle la plus somptueuse qu’il eût jamais vue. Immense, ouverte sur le bleu d’un lac par de fines arcatures à colonnettes, avec des plafonds en cèdre sculpté ; ses murs étaient décorés de peintures et de mosaïques azurées ou dorées. Dans des niches ogivales aménagées dans leur épaisseur étaient exposés des objets d’argent, d’or, d’ivoire ou de cristaux gravés. D’épais et chatoyants tapis couvraient le sol parsemé de grandes lampes d’argent habilement placées devant des miroirs pour en doubler la lumière. Enfin, tout au fond, il y avait un large banc de bois précieux à peine surélevé et garni d’épais coussins de satin jaune dont certains servaient de sièges et d’autres, placés debout et côte à côte, de dossiers. Là était assis, jambes croisées, un homme vêtu de pourpre et coiffé d’un étroit turban noir orné d’une plaque d’or où quelque chose était gravé. Il était seul au milieu de ces splendeurs, sans gardes ni conseillers, mais cet isolement lui donnait plus de majesté que la présence d’une foule nombreuse, même prosternée. C’était le prince dont Renaud et Sancie étaient les captifs.
Guidé par l’émir, le chevalier s’avança vers lui jusqu’à la limite de l’interminable tapis. Là, il s’inclina courtoisement mais ne plia pas le genou comme il l’eût fait devant un roi chrétien et, en se redressant, osa le regarder au visage. Al-Nasir Youssouf pouvait avoir une trentaine d’années. Allongée par la barbe à deux pointes, sa figure était ovale avec, sous des sourcils rectilignes, des yeux sombres profondément enfoncés. Un coude appuyé sur son genou relevé de façon que la main soutînt le visage posé dessus, il regardait d’un air méditatif venir à lui ce chrétien qu’il traitait de si étrange façon.
Renaud chercha des yeux l’interprète, mais le Malik n’en avait pas besoin :
— Mon fidèle émir Shawan t’a posé naguère une question à laquelle tu n’as pas répondu. Il t’a demandé : « Qui es-tu ? »
— Il t’a mal renseigné. J’ai répondu.
— De façon incomplète et fallacieuse. Le nom de ton père n’est pas exact et tu n’as pas voulu prononcer celui de ta mère. Tu as même prétendu que tu l’ignorais.
— Peut-être, mais si tu possèdes tous les droits possibles sur ma vie, tu n’en as aucun sur mes souvenirs ni sur mes origines. Le silence est la dernière richesse du prisonnier !