— Aucun changement de température, annonça-t-il au commandant Norton. Toujours en dessous du zéro. En revanche, comme nous l’avions prévu, la pression de l’air augmente — trois cents millibars environ. Malgré sa faible teneur en oxygène, il est presque respirable ; plus bas, il n’y aura plus aucun problème. Cela va considérablement simplifier l’exploration. Quelle trouvaille, quand même — le premier monde sur lequel on puisse se promener sans appareil respiratoire. Je vais en prendre une bouffée.
Sur le moyeu, le commandant Norton eut un léger mouvement d’inquiétude. Mais Mercer savait exactement ce qu’il faisait. Nul doute qu’il avait pris toutes ses précautions.
Mercer égalisa la pression, leva le cran de sécurité de son casque qu’il entrouvrit de quelques millimètres. Il huma, prudemment d’abord, puis plus profondément.
L’air de Rama était mort et confiné, comme celui d’une tombe si antique que la moindre trace de pourriture physique en avait disparu depuis des millénaires. Et l’odorat ultra-sensible de Mercer, entraîné par les années passées à tester des systèmes de survie jusqu’au point de non-retour et au delà, ne put détecter aucune odeur identifiable. Il y avait un vague relent métallique, et il se souvint que les premiers hommes sur la Lune avaient fait état d’une odeur qui rappelait celle de la poudre lorsqu’ils avaient repressurisé le module lunaire. Mercer imagina que la cabine de l’Eagle, contaminée par la poussière lunaire, avait dû avoir la même odeur que Rama.
Il referma son casque, le verrouilla et vida ses poumons de cet air étrange. Il n’en avait reçu aucune sustentation ; même un alpiniste acclimaté aux sommets de l’Himalaya n’aurait pu survivre longtemps ici. Mais, quelques kilomètres plus bas, tout serait différent.
Que lui restait-il à faire ici ? Il ne pouvait penser à rien d’autre qu’au plaisir que lui procurait cette légère et inhabituelle pesanteur. Mais il n’était pas dans son intérêt de trop s’y accoutumer, puisqu’il allait retourner immédiatement à l’apesanteur du Moyeu.
— Nous retournons, capitaine, annonça-t-il. Il n’y a aucune raison d’aller plus loin, à moins que nous ne soyons prêts à aller jusqu’au bout.
— Je suis d’accord. On vous chronomètre, mais allez-y doucement.
Tout en gravissant — littéralement — quatre à quatre les marches, Mercer convint que Calvert avait vu parfaitement juste. Ces escaliers avaient été construits pour être montés, et non descendus. Tant qu’on ne regardait pas en arrière et qu’on feignait d’ignorer la pente vertigineuse de la courbe ascendante, cette escalade était un vrai bonheur. Après deux cents marches, toutefois, il commença à sentir des élancements dans ses mollets, et décida de ralentir l’allure. Les autres avaient fait de même, car, lorsqu’il risqua un bref regard par-dessus son épaule, ils se trouvaient très loin en contrebas.
Aucun événement ne vint marquer l’escalade, qui apparemment se résumait en une interminable succession de marches. Lorsqu’ils posèrent le pied sur la plate-forme supérieure qui précédait immédiatement l’échelle, ils étaient à peine essoufflés, et dix minutes seulement s’étaient écoulées. Ils en prirent dix autres pour se reposer, puis entamèrent le dernier kilomètre à la verticale.
Sauter — saisir un échelon — sauter — saisir — sauter — saisir… rien de plus facile, mais d’un tel ennui dans la répétition que la tentation était grande de planter là toute prudence. Arrivés au milieu de l’échelle, ils se reposèrent cinq minutes : bras et jambes commençaient à se faire douloureux. Une fois de plus, Mercer fut bien aise qu’ils ne pussent voir qu’une infime partie de la paroi verticale à laquelle ils étaient accrochés. Il n’était pas trop difficile d’imaginer l’échelle se prolongeant de quelques mètres seulement au delà de leur cercle de lumière, et qu’on verrait bientôt le bout.
Sauter — saisir un échelon — sauter, et ils se retrouvèrent brusquement au bout de l’échelle. Ils étaient de retour dans le monde sans pesanteur de l’axe, au milieu de l’amicale anxiété des autres. Le périple avait duré moins d’une heure, et ils se laissèrent aller à un sentiment de modeste triomphe.
Quant à être content de soi, il était encore trop tôt. Malgré tous leurs efforts, ils avaient parcouru moins d’un huitième de cet escalier cyclopéen.
DES HOMMES, DES FEMMES ET DES SINGES
Le commandant avait depuis longtemps arrêté son opinion là-dessus : certaines femmes ne devraient pas être admises à bord d’un vaisseau. Il se passait, entre leur poitrine et l’apesanteur, des choses par trop distrayantes. Ce n’était déjà pas mal lorsqu’elles ne bougeaient pas. Mais au moindre mouvement s’éveillaient des palpitations corollaires qui, pour un mâle au sang tant soit peu chaud, étaient une provocation. Il était convaincu qu’un au moins des plus sérieux accidents de l’espace avait été causé par la vive distraction de l’équipage, consécutive au passage, dans la salle des commandes, d’une femme au relief avantageux.
Il avait, une fois, fait état de cette théorie devant le médecin-commandant Laura Ernst, sans lui révéler qui lui inspirait ces sortes de pensées. Ce n’était pas nécessaire ; ils se connaissaient trop bien. Il y avait des années, sur Terre, dans un moment de solitude et de dépression commun, ils avaient fait l’amour. Cela ne se reproduirait sans doute jamais (mais qui pourrait en jurer ?) car trop de choses avaient changé pour chacun d’eux. Cependant, chaque fois que l’avenante doctoresse faisait une entrée balancée dans la cabine du commandant, celui-ci ressentait le pincement fugace d’une vieille passion. Elle s’en rendait compte et tout le monde était heureux.
Bill, lui dit-elle, j’ai passé nos alpinistes au peigne fin, et voici mon verdict. Karl et Joe sont en bonne condition, compte tenu de l’effort qu’ils ont fourni. Mais Will présente des signes d’épuisement et de perte de poids — je vous épargne les détails. Je pense qu’il n’a pas suivi comme il aurait dû les séances d’exercice, et qu’il n’est pas le seul. On a pas mal triché avec la centrifugeuse ; si cela se répète, je prendrai des sanctions. Je compte sur vous pour qu’on se le dise.
— Oui, madame. Mais les hommes ont l’excuse d’avoir travaillé très dur.
— Avec leurs doigts et leurs cerveaux, c’est certain. Mais pas avec leur corps ; ils n’ont pas fourni un travail exprimable en kilogrammes au mètre. Et c’est pourtant de cela qu’il s’agit s’il est question d’explorer Rama.
— D’après vous, le pouvons-nous ?
— Oui, si nous agissons de façon réfléchie. Karl et moi avons travaillé sur un scénario extrêmement prudent, fondé sur le postulat que nous pourrons nous passer d’appareils respiratoires en dessous du niveau Deux. Bien sûr, c’est une chance incroyable, et qui nous oblige à réviser entièrement notre tactique. Je ne peux toujours pas me faire à l’idée d’un monde contenant de l’oxygène… Avec simplement de la nourriture, de l’eau et des combinaisons isothermes, nous sommes à pied d’œuvre. Pour la descente, il n’y aura pas de difficultés. Il semble qu’on puisse se laisser aller à glisser sur la majeure partie du trajet, grâce à cette providentielle rampe d’escalier.
— J’ai demandé à Chips d’étudier un traîneau freiné par parachute. Même si nous ne pouvons pas laisser l’équipage se risquer dessus, il servira pour les approvisionnements et les équipements.