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Elle a pris un flacon.

— Voici l’urine de M. Varichon Joseph, diabétique !

Elle a cueilli une éprouvette étiquetée dans un cadre de bois.

— Crachat de Mlle Morins Juliette, B. K.

« Et permettez-moi de vous présenter maintenant le pipi de Mme Azanian avec tous ses entérocoques… »

Danièle a eu un brusque silence. Son persiflage l’avait déprimée. Elle est venue à moi.

— Où est le mystère, dans tout cela ? Dites-le-moi ?

— Et comme je ne répondais pas :

— Eh bien ! c’est moi qui vais vous l’apprendre. Mon mystère n’existe que pour vous seul. Car c’est seulement le mystère de la femme que vous découvrez en moi. Et ce mystère-là, nous sommes un bon milliard sur cette planète à le détenir.

Je me suis senti rougir. Pour donner le change, j’ai regardé ma montre.

— Je crois que votre Intelligence Service ne va plus tarder ; il faut que je me sauve.

— C’est le terme qui convient. Eh bien ! sauvez-vous !

— Quand pourrai-je vous revoir ?

— Me revoir !

— Pour peindre votre portrait, il faudra bien que je « potasse » votre visage, non ? Et je ne peux pas venir jouer les clients tous les jours !

— Mon geôlier ne me permet pas d’entretenir des relations extra-professionnelles.

— Puis-je vous poser une question ?

— Si je vous répondais que non, vous seriez bien embêté !

— Comptez-vous passer votre vie en compagnie de cette terreur ?

Elle n’a pas marqué l’ombre d’une hésitation.

— Oui.

— Vous êtes heureuse ?

— Bien des chemins conduisent au bonheur, ou du moins à la tranquillité qui en tient lieu. Le mien n’est pas plus mauvais qu’un autre et il comporte moins d’ornières que vous ne le croyez.

Elle a coulé un regard vers la fenêtre, exprimant ainsi son désir de voir s’achever cette étrange entrevue.

— Rassurez-vous, je m’en vais pour de bon.

Elle m’a tendu la main.

— C’est un adieu ? ai-je demandé d’une voix pâle.

— Quand on quitte quelqu’un que l’on… enfin quelqu’un comme vous, c’est toujours un adieu.

J’ai porté sa main à mes lèvres. Sa manche sentait la clinique. Mes lèvres ont effleuré sa peau délicate.

Elle m’a escorté jusqu’au perron, après avoir regardé une dernière fois les environs par crainte de voir surgir la fille aux jambes violettes.

— Adieu, docteur !

J’ai aimé son petit hochement de menton, son battement de paupières et l’espèce de frémissement qui a parcouru ses lèvres.

— Adieu, et à bientôt, m’a-t-elle répondu.

CHAPITRE VIII

À la suite de cette visite à Danièle Carbonin, plusieurs petits événements ont quelque peu modifié ma vie. Le plus important, je crois, est que j’ai évacué mon atelier. Au lieu de peindre dans ma « tour à grand spectacle » j’ai monté mon chevalet dans ma chambre. J’ai prétendu, pour éviter les sarcasmes de Riton, que je voulais peindre cette vue de la Seine que j’avais de ma croisée. Il n’a guère prêté attention à ce déménagement, le considérant sans doute comme une lubie d’artiste. Il vivait de plus en plus dans son pigeonnier et travaillait — du moins le laissait-il entendre — à une invention qui risquait de faire du bruit.

Lorsque j’ai été installé dans ma chambre, j’ai commencé par tracer une esquisse du paysage en effet, puis très vite je l’ai abandonnée pour me consacrer à Danièle.

À mes débuts, j’avais essayé de travailler le portrait. Mais mes aspirations, mes conceptions surtout, allaient à d’autres figures !

Je me suis mis à l’ouvrage avec une ferveur que j’ignorais jusqu’alors. Souvent j’avais connu l’état de grâce en peignant, mais jamais encore je n’avais eu cette musique en moi tandis que j’étalais de la couleur sur la toile grenue. Je tenais fermée à clé la porte de ma chambre et, quand Achille ou Riton montaient me voir, vite je remplaçais le portrait en cours par l’esquisse des bords de la Seine. C’était une toile clandestine. Je crois que le côté furtif et inavoué de mon œuvre me la rendait plus chère encore. Il accentuait ma fièvre créatrice.

Plusieurs jours se sont écoulés sans que je songe à autre chose qu’à ce visage qui se composait sous ma main. Comprenez-moi bien, je pensais à lui, à lui seulement et pas à Danièle. La jeune doctoresse ne constituait plus pour moi qu’un déclic. Je n’avais plus envie de la voir, ni de revoir son cabinet. Je me moquais de son mari jaloux, de sa bonne qui l’espionnait, et de la salle d’attente morose où fleurissaient les cerisiers du Japon. Ce qui comptait, c’était le portrait ! Il venait bien. Je l’exécutais de mémoire sans presque faire appel à mes croquis et sans avoir besoin de le confronter avec le modèle. J’étais heureux en sa compagnie. Il dégageait un charme plus pénétrant encore que celui de Danièle, plus suave. Sur la toile, le fameux « mystère » de la doctoresse s’était accru. C’était devenu une énigme. À cause des yeux. Son regard oblique allait jusqu’au fond de vous-même et captait toutes vos pensées sans rien livrer des siennes.

Oui, quand j’y pense, je m’aperçois que jamais je n’ai été aussi pleinement heureux, artistiquement parlant, que pendant la période de ce portrait. Et puis, comme tout a une fin, surtout les bons moments, un après-midi ça s’est gâté.

* * *

Cela a commencé par la sonnerie du téléphone. Depuis un bon moment elle vrillait le silence sirupeux de la maison. Je me demandais ce qu’Achille attendait pour répondre. Agacé, j’ai ouvert ma porte et l’ai appelé, mais ce diable-là avait filé en douce. Il était au mieux avec une serveuse de café des environs et sous les prétextes les plus fallacieux il s’esquivait pour aller lui faire un brin de cour devant son comptoir.

La voix de Riton m’est parvenue du hall.

— Te casse pas le chou, François, je vais répondre !

Quelques brefs instants se sont écoulés. De nouveau, la voix du garçon a retenti, légèrement altérée.

— Tu veux descendre ?

Au ton, j’ai senti qu’il se passait quelque chose d’insolite. Je suis descendu en sautant trois marches à la fois. L’écouteur gisait près de l’appareil et je lui ai trouvé je ne sais quoi d’inquiétant. Riton se tenait adossé au mur, les yeux en coin, la bouche tordue, avec le bout des doigts joints à l’ouverture de ses poches.

— Qui est-ce ?

Il n’a pas répondu. Ses mâchoires saillaient et il faisait grincer ses dents pour m’énerver, sachant que je ne pouvais supporter ce bruit. J’ai saisi l’écouteur.

— Je vous dérange ?

C’était Danièle. Elle me dérangeait en effet beaucoup. Je suis un garçon terriblement compliqué, je trouvais que sa voix altérait mon enthousiasme pour le portrait.

— Bonjour !

— Vous étiez en train de travailler ?

Si elle avait pu me voir, en pantalon de velours et pull-over déchiré, poisseux de peinture, elle aurait été la première à rire de la question.

— Oui.

— Vous travaillez sur…

La présence hargneuse de Riton me gênait. Pour comble de bonheur, il s’est avancé et d’un geste rapide a pris l’écouteur annexe. J’ai voulu le lui reprendre, mais il s’est écarté, faisant basculer l’appareil téléphonique qui s’est mis à pendre ridiculement entre les deux fils que nous tenions. Je l’ai récupéré et tenu sous mon bras.

— Que se passe-t-il ? a demandé Danièle, inquiète de ce remue-ménage.

— Rien, j’ai fait choir le téléphone.