Riton se tenait de profil afin de me cacher l’oreille sur laquelle il pressait le second écouteur. Il était hors d’atteinte. Prenant mon parti de la situation, j’ai enchaîné.
— Comment se fait-il que vous m’appeliez ?
— J’espérais que vous répondriez à cette question car je me la pose aussi.
Riton retroussait sa lèvre supérieure et faisait un signe d’approbation. Il jubilait.
— Eh bien, vous m’embarrassez…
— Comment se porte mon portrait ?
— Très bien.
— J’aimerais le voir ; ce n’est pas du narcissisme, vous savez. Cet intérêt vous concerne exclusivement vous !
— Merci.
— Vous ne me répondez pas : puis-je passer le voir ?
— Votre mari relâche sa surveillance ?
— Non, mais ma bonne est malade, il me serait possible de m’échapper un moment demain, alors, c’est possible ?
— Non !
Je ne savais qu’inventer. Si je lui disais que j’étais pris le lendemain, elle viendrait le jour suivant. Or je ne pouvais pas la laisser arriver ici, car j’étais certain que Riton ferait du scandale. J’ai toujours eu horreur du scandale. C’est une chose que je ne supporte pas et qui me donne envie de disparaître. Quelquefois, au cours de mes nuits d’insomnie, j’évoque des moments gênants de ma vie ; des fausses situations, voire des esclandres auxquels je fus mêlé, alors je suis obligé de me lever et d’aller respirer l’air frais à ma fenêtre pour dominer la sensation d’étouffement que me causent ces évocations.
Il fallait que je gomme un peu l’effet désastreux de ce « non » catégorique.
— Je ne veux pas que vous voyiez mon tableau avant qu’il soit fini. Vous comprenez ?
— Oui. C’est naturel. Pardonnez-moi de m’être invitée.
Elle semblait navrée. En tout cas, elle n’éprouvait aucun ressentiment à mon égard.
— Quand j’aurai fini, je vous préviendrai !
— Le matin, n’est-ce pas, entre huit et neuf ?…
C’est-à-dire après le départ du mari, mais avant l’arrivée de la bonne ! La maladie de celle-ci ne devait pas être très grave.
— Oui, c’est cela !
— Au revoir !
Je n’ai pas répondu. Ce chameau de Riton avait lâché l’écouteur et le bloc d’ébonite m’avait frappé les chevilles assez violemment.
Le garçon venait de s’élancer dans l’escalier. Quand je suis monté, il était déjà dans ma chambre et contemplait le portrait de Danièle.
— T’es en pleine forme, cher maître ! a-t-il affirmé.
— Écoute, Riton, je ne comprends pas ton attitude.
— Franchement, a-t-il continué en détaillant le portrait de très près comme l’aurait fait un expert, franchement, François, tu la gâtes. Là-dessus, on dirait le Sphinx…
— Pourquoi le Sphinx ? ai-je questionné, surpris par sa réflexion et oubliant mon appréhension.
— Parce qu’on dirait une chouette ténébreuse. Qu’est-ce que tu crois donc qu’elle à dans la tronche, Mme Pikouze ? Hein ? T’es en plein délire décidément. Et de plus tu te caches pour la peindre ! Je vous d’mande un peu !
Il m’a foncé dessus et a mis son poing crispé sur mon estomac. Il n’avait pas des mains prolétariennes. Son poing était menu et dur.
— Avoue que t’es chipé pour cette pétasse, François !
— Tu te trompes ; je n’éprouve rien pour elle.
— Alors, qu’est-ce qui t’a pris de faire sa gueule, toi qui peins jamais de portrait ?
— Elle a un physique intéressant !
— Tu parles, Charles !
— Enfin du moins pour moi, mais il ne m’intéresse que sur le plan pictural !
Le poing de Riton a esquissé un brusque mouvement de va-et-vient et j’ai eu le souffle coupé.
— Espèce de sale c…, a grommelé Riton.
Il est sorti et a fait claquer la porte si fortement que les murs en ont tremblé. J’ai fini par respirer normalement. Ma chambre chavirait un peu et une nausée terrible me nouait l’estomac. Pour la combattre, j’ai bu une grosse rasade d’Élixir Bonjean. C’est pour moi un sirop magique, à base de plantes et d’éther. Ensuite je me suis allongé sur mon lit, les tempes bourdonnantes et j’ai fixé le visage énigmatique de Danièle dont les yeux en amande me contemplaient fixement. J’avais du mal à assimiler tout ce qui venait de se produire, tout ça avait été si inattendu, si rapide…
Pourquoi diable avait-elle appelé ! J’étais si heureux cinq minutes plus tôt. Et voilà que ce coup de fil anéantissait ma quiétude et tuait ma ferveur. Le charme était rompu, non plus cette fois entre Danièle et moi, mais entre son portrait et moi.
J’ai attendu longtemps ainsi, prostré, sans parvenir à détacher mes yeux du tableau.
Lorsque Achille est venu m’annoncer que le dîner était prêt, je n’avais pratiquement pas changé de place. Je me suis aperçu alors qu’il faisait nuit et l’obscurité a accru cet effroi glacé qui me faisait claquer des dents.
— Éclairez ! ai-je crié.
Le domestique a actionné le commutateur. La lumière a éclaboussé ma vue de myriades d’étincelles piquantes. Je me suis approché de la fenêtre pour tirer les rideaux. On distinguait encore la tache grise de la Seine, et celle, plus sombre, des arbres bordant la rive d’en face.
Achille me regardait avec surprise. Il arborait ce jour-là une veste jaune pâle, boutonnée à la russe, et ses cheveux d’ébène ruisselaient de brillantine.
— Vous dormir ?
— Oui, Achille. Je dormais. Le temps de me passer un linge mouillé sur le visage et vous pourrez servir.
— Vous être malade ?
— Pourquoi, j’ai mauvaise mine ?
— Si.
La glace impitoyable du lavabo m’a prouvé qu’il disait vrai. J’avais une tête épouvantable ; la mine grisâtre, des cernes sous les yeux et une expression déjetée de fêtard regagnant au petit jour son domicile. Je me suis trempé la tête dans l’eau froide à plusieurs reprises, après quoi j’ai troqué mon pull de travail contre une chemise de velours champagne et un blouson de daim. J’appréhendais un peu de revoir Riton après sa crise de tout à l’heure. J’espérais qu’il s’était calmé et que je pourrais lui faire entendre raison. C’était un être terriblement primaire et fruste ; il n’était pas très sensible aux nuances. Il devait avoir pas mal d’alcooliques dans ses ascendants et ces gens lui avaient légué des nerfs ravagés qui le portaient aux pires extrémités.
Riton ne se trouvait pas dans la salle à manger. En général il aimait la table et ne se faisait pas prier lorsque Achille annonçait les repas. Je le trouvais à califourchon sur une chaise, grignotant du pain ou des hors-d’œuvre en lisant des journaux dessinés.
Il adorait les « Comics » et en faisait une consommation ahurissante. Au début, j’avais tenté de l’éduquer un peu et de lui proposer des lectures moins sommaires que les exploits de Ted Jackson ou de K 68 le petit Martien, mais Riton les avait refoulées avec horreur. Il s’était employé à me convaincre que rien n’était plus distrayant que cette espèce de cinéma muet rudimentaire où le dialogue est remplacé par des onomatopées écrites dans des ballons. Et, en fin de compte, c’était moi qui avais fini par faire ma pâture des opuscules à cinquante francs. Riton m’affirmait que les dessinateurs de ces imprimés étaient beaucoup plus fortiches que moi et que s’il y avait eu une justice, ce sont eux qui eussent dû avoir la gloire.
Achille est arrivé, portant une soupière d’argent, trop somptueuse pour le brouet qu’elle contenait. Hormis les pâtes et les conserves, mon domestique ignorait tout de la cuisine ; si bien que lorsque je recevais je faisais venir un extra d’une maison spécialisée.