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— M. Henri n’est pas là ?

— Il est dans sa chambre.

— Vous l’avez prévenu ?

— Si.

J’ai patienté un moment. Mais Riton ne descendait toujours pas ; sans doute boudait-il ?

— Achille !

— Si ?

— Allez dire à M. Henri que c’est servi.

— Bene.

Quand Achille est revenu, il faisait une tête épouvantable.

— Il ne descend pas.

— Alors ?

— Perqué il m’a dit merda !

J’ai posé ma serviette. Nous avions eu déjà des fâcheries, Riton et moi, mais jamais il n’avait refusé de manger.

— Remportez le potage, je vais le chercher.

Achille a haussé les épaules pour bien montrer qu’il ne croyait pas au succès de mon intervention. Riton logeait au même étage que moi. Sa chambre était plus petite que la mienne et ressemblait à une porcherie. Le parquet était jonché de papiers, de mégots, de bouteilles de coca-cola, de linges sales…

Il accrochait ses slips aux appliques, ses rares cravates aux montants de son lit de cuivre et il utilisait le tiroir supérieur de sa commode comme établi. Depuis belle lurette, le marbre du meuble ancien était brisé par les marteaux et autres outils qu’il y entreposait.

J’ai frappé. Il n’a pas répondu. Un rai de lumière filtrait sous la porte.

— Riton !

Silence…

— Ouvre, Riton, j’ai à te parler.

Je savais que je faisais sa joie en l’implorant de la sorte. Maintenant il n’ouvrirait plus. Il aurait le courage de se priver de dîner.

— Tu es ridicule, Riton. Tu te montes la tête pour rien. Je me fous de cette femme. Elle n’est rien pour moi ! Voyons, tu t’en doutes bien ! J’ai fait son portrait parce que… Tu m’écoutes, Riton ? Parce qu’elle est malheureuse. Elle a épousé par charité ou par calcul, peu importe, un mari bien plus âgé qu’elle et follement jaloux, qui la terrorise. C’est un cas, tu comprends ? Ce cas m’a intéressé. J’ai cherché à le traduire en peinture. C’est pour cela que la femme ressemble au Sphinx sur ma toile. Riton !

Je n’entendais presque pas de bruit ; tout juste un glissement feutré, puis un léger cliquetis. Le petit salopard m’entendait et il se délectait. En moi une voix m’exhortait à la pudeur. « Tu n’as pas honte, François, de faire ces simagrées ? Comment peux-tu… »

Mais c’était plus fort que moi.

— Ouvre, Riton ! Je te donne ma parole que tu vas tout comprendre.

C’est à cet instant que la musique a éclaté. Riton possédait un électrophone que je lui avais offert pour son anniversaire. Sa discothèque ignorait la grande musique, par contre elle était riche en rocks et en jazz. Il m’a flanqué les Plater’s à bout portant dans les oreilles, en mettant l’amplificateur au maximum de sa puissance.

Il savait que je haïssais le vacarme et, en effet, le bruit m’a fait fuir.

CHAPITRE IX

Dans les périodes noires de ma vie, j’use d’un procédé très lâche, donc tout à fait dans mon personnage : je me gave de somnifère.

En m’engloutissant dans la perfidie somptueuse d’un sommeil artificiel, je ressens comme un sentiment de triomphe. Triomphe sur la vie. Cet « au revoir » n’est-il pas une victoire ? L’existence m’accable, alors je lui tourne les talons. Et quand je reviens à elle, les choses n’ont plus le même aspect parce que pendant mon « absence » le temps a travaillé pour moi.

Ce soir-là, je n’ai pas dîné. Du reste, je mange peu. J’ai bu un verre de lait frais, j’ai pris trois comprimés de Phenergan et je me suis mis au lit sans faire de nouvelle tentative pour amadouer Riton. Le portrait de Danièle continuait de me dévisager à la clarté blonde de ma lampe de chevet. Les yeux fixes de la jeune femme contenaient comme une promesse. Je me suis endormi en laissant la lumière.

* * *

J’ai eu vaguement conscience d’une présence dans ma chambre. J’ai perçu le faible grincement de ma porte, le raclement des anneaux de bois des rideaux sur leur tringle et j’ai deviné le jour cru qui entrait dans la pièce, mais sans parvenir à m’éveiller vraiment. Ouvrir les yeux me paraissait un exploit irréalisable.

Lorsque, beaucoup plus tard, j’y suis parvenu, des heures s’étaient écoulées et j’avais des tiraillements d’estomac. Je pensais avoir rêvé cette présence dans ma chambre ; mais effectivement les rideaux étaient écartés et ma lampe de chevet ne brillait plus. J’ai sonné Achille et en attendant l’arrivée du domestique, j’ai contemplé mon œuvre en cours. Elle a achevé de m’apaiser. C’était une bonne toile dont on parlerait.

— Il a sonné, le signor ?

Achille portait une blouse blanche, trop longue, qui lui battait les mollets.

— Quelle heure est-il ?

— Midi !

— C’est vous qui êtes entré dans ma chambre ?

— Non.

— M. Henri est descendu ?

— Il est sorti.

Achille fumait une cigarette fichée au bout d’un fume-cigarette d’ambre. Il suivait des yeux, avec extase, le filet de fumée rectiligne qui paraissait en équilibre sur l’extrémité de la cigarette.

— Quand ?

— Ce matin…

— Il n’a rien dit ?

— Niente !

Je voulais poser une question, mais je n’osais pas. Je redoutais trop la réponse.

— Vous voulez petit déjeuner ou déjeuner ?

— Servez-moi du café et des toasts en bas, je me lève…

— Si, monsieur !

— Attendez…

Il a attendu. Décidément non, je ne pouvais me résoudre à lui demander si Riton était parti ou non avec ses bagages.

— Rien !

Achille est descendu sans marquer d’impatience. Il fumait mes cigares, buvait mon scotch, empruntait mes cravates, mais il avait une qualité essentielle à mes yeux : il était je-m’en-foutiste. Ce qui se passait autour de lui ne l’intéressait pas.

Comme je nouais la ceinture de ma robe de chambre devant la fenêtre, la cloche de la grille a tinté et Riton est entré. Il portait son pardessus noir et il avait son appareil photographique en bandoulière. Pour une fois, il s’était coiffé avec autre chose qu’un clou ; tel quel, il faisait étudiant cossu, pourtant je le préférais en blouson, avec ses blue-jeans, ses bottes de cow-boy et sa chemise ouverte sur sa poitrine lisse.

Il m’a vu à la fenêtre, mais il s’est efforcé de ne pas regarder dans ma direction. La situation lui plaisait. Il allait la prolonger aussi longtemps que possible afin de se donner l’illusion de vivre un drame.

Je l’ai retrouvé à table. Il sentait le froid. La température s’était considérablement abaissée durant la nuit, si bien qu’Achille avait monté la chaudière au maximum. On entendait bouillonner l’eau dans la tuyauterie du chauffage central.

— Tu boudes toujours ?

Il a essayé de ne rien répondre, s’est aperçu que cela était au-dessus de ses forces et a maugréé :

— M’fais pas ch…, cher Maître !

— Charmant !

Il s’est attaqué à un reste de poulet sans plus s’occuper de moi. J’ai explosé :

— Tu t’imagines que je vais supporter ça indéfiniment ?

Riton avait les doigts et les lèvres luisants de graisse. Il mangeait gloutonnement en exagérant le bruit de sa mastication.

— Écoute, cher Maître, a-t-il déclaré après avoir jeté un os mal rongé à travers la table ; quand tu pourras plus me supporter, préviens-moi, je ferai ma valoche ! Après tout, on n’a pas de contrat, hein ?