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Ses yeux étaient presque cruels. J’ai baissé le nez sur mon bol.

* * *

Je ne voulais plus travailler dans ma chambre. Je m’y sentais trop seul décidément, et puis ce tête-à-tête permanent avec le portrait de Danièle me devenait insupportable. Aidé d’Achille, j’ai donc redescendu tout mon fourbi dans la tour. Vous ne pouvez savoir à quel point j’ai été réconforté en retrouvant mes habitudes. Le visage de la doctoresse a perdu de sa fascination. C’est devenu vraiment de la peinture et ça n’a plus été seulement la reproduction d’une personne qui me troublait. Riton avait regagné son pigeonnier pour y torturer du fer incandescent.

Un calme réparateur régnait dans la maison. J’ai mis de la musique de chambre sur le tourne-disque à changeur automatique, puis je me suis versé à boire et tout en travaillant le détail de ma toile, je me suis sérieusement demandé ce que serait ma vie si je flanquais Riton à la porte.

Ce garçon perturbait par trop mon existence décidément. Si les choses continuaient de la sorte, je n’allais bientôt plus être le maître dans ma maison. Or je savais depuis longtemps que la liberté est non seulement le bien le plus précieux des hommes, mais aussi une condition indispensable à la création artistique. D’autre part, je m’étais habitué à ce polisson turbulent. Son côté chien fou, sa gouaille, sa gaieté insouciante et son parler faubourien constituaient autour de moi un mouvement agréable dont j’aimais à m’étourdir et qui me permettait de me relaxer pleinement. Non, ce que je devais faire, c’était récupérer une autorité perdue depuis longtemps. J’étais l’aîné, j’étais le maître, cela créait des prérogatives, que diable !

En fin d’après-midi, la cloche du portail a retenti. Je n’aimais son bruit que lorsque c’était moi qui l’actionnais. Je lui trouvais alors un son émouvant, un peu grêle et triste, comme un bruit d’automne. Mais quand un visiteur carillonnait, elle me faisait sursauter et sa résonance en moi était un peu celle d’un glas.

Chaque fois que quelqu’un s’annonçait, avant d’aller ouvrir, Achille montait au premier pour voir, grâce à la perspective plongeante, de quoi il s’agissait. Riton prétendait que notre serviteur avait dû être archer dans une vie antérieure et qu’il avait gardé de cette période militaire moyenâgeuse la notion de la tour de guet. Quand il reconnaissait un fournisseur, il allait lui ouvrir sans m’en informer. Mais s’il s’agissait de quelqu’un qu’il ne connaissait pas, il ne manquait pas de me prévenir en me donnant un signalement hâtif de l’arrivant.

Achille était natif de Trévise et il avait le teint un peu bistre des gens de Vénétie. Son beau visage brun s’est insinué par l’entrebâillement de la porte.

— C’est oune messieur avec oune capé.

— Eh bien, va lui demander ce qu’il veut. Si c’est un représentant ou un assureur, dis-lui que je ne suis pas là.

— Va bene !

Ce n’était ni un voyageur de commerce ni un assureur, mais un homme courtaud, blanc comme un linge, en qui j’ai reconnu sans peine le mari de Danièle.

Vu de près, Carbonin faisait plus vieux que lorsque je l’observais à travers la vitrine du photographe.

Son visage était ridé comme ces pommes oubliées sur une claie qui se ratatinent sans pourrir. Il avait les yeux clairs, une bouche sans lèvres (entourée de rides serrées qui constituaient comme des rayons), des bajoues et pas du tout de cou. Il m’a fait penser à certains dessins de Daumier. Au lieu de me regarder, il est allé tout droit au chevalet et a contemplé le portrait de sa femme. J’aurais voulu dire quelque chose, tout au moins me composer une attitude convenable, mais j’étais mort d’angoisse. Mon cœur cognait si fort que toute la poitrine me brûlait et qu’il ne me restait pas assez de souffle pour lui dire bonjour. Mes jambes tremblaient. Je trouvais la situation profondément ridicule et mon être la refusait tout en l’estimant périlleuse. De quoi ce jaloux était-il capable ? Il gardait la main droite dans la poche de son pardessus à carreaux et au frémissement du poignet, je ne doutais pas qu’elle fût crispée sur la crosse d’un revolver.

Il a passé plusieurs minutes devant ma toile. Les couleurs ne revenaient toujours pas à son visage décomposé. Enfin, il a retiré sa main de sa poche. Avec un certain soulagement j’ai constaté qu’il ne tenait pas une arme mais une photographie. Il m’a collé l’image sous le nez. J’ai cru rêver. La photo était celle de mon tableau. Une dédicace la barrait, au-dessus du portrait. « À mon cocu préféré. »

Et c’était signé : « François Givet ».

Je n’ai pas eu de mal à reconnaître l’écriture inculte de Riton. La petite ordure avait photographié mon tableau, pendant mon sommeil ! il était allé faire développer d’urgence son cliché et… Ah ! il allait me payer ça !

Je me suis rendu compte que nous n’avions encore parlé ni l’un ni l’autre et que ce silence mutuel devenait presque effrayant.

— Monsieur, ai-je croassé, c’est une farce de mauvais goût. Jamais je n’ai écrit cela. Je puis vous soumettre un exemplaire de mon écriture et vous vous rendrez compte que…

Je n’ai pas pu en dire plus long. Il m’a giflé. Il avait des mains comme des pattes de gros chien. La douleur m’a empli les yeux de larmes. Bêtement j’ai porté la main à ma joue meurtrie.

— Vous êtes fou !

C’est alors qu’il a parlé. Sa voix lui allait bien. Elle était massive et trapue comme lui, et avait des inflexions bizarres.

— Depuis quand connaissez-vous Danièle ?

— Mais, monsieur…

— Répondez !

Si je ne lui donnais pas satisfaction, il allait me frapper. Il avait tellement envie de cogner que ses épaules bougeaient toutes seules.

— Depuis une quinzaine. Je suis allé me faire faire une prise de sang. Elle a un visage intéressant, j’ai pris un croquis d’elle et j’ai exécuté cette œuvre de mémoire.

— Qui vous a permis ?

La question était ahurissante !

— Enfin, monsieur…

Il semblait chercher quelque chose autour de lui. Il s’est décidé pour mon couteau à peinture. Je n’ai pas eu le temps d’intervenir : il a plongé la large lame dans le portrait. J’ai poussé un cri terrible. Il me semblait qu’on assassinait sous mes yeux un être cher. Carbonin éprouvait une joie sadique à mutiler cette toile. Il s’acharnait sur elle, la cisaillait dans tous les sens en soufflant du nez comme un fauve qui se repaît. Lorsque ma toile a été en lambeaux, il est venu sur moi avec le couteau et j’ai cru qu’il allait me l’enfoncer dans l’estomac.

— Écoutez-moi bien, mon salaud. Si vous revoyez ma femme une seule fois, je vous tue ! Vous comprenez ?

Comme je ne répondais pas, il a appuyé sur le manche du couteau. La lame souple s’est incurvée, mais je sentais une meurtrissure sous le sternum.

— Vous comprenez ?

J’ai hoché la tête. Il a laissé tomber l’objet et a fait demi-tour. Son pas brutal a résonné dans le hall. Un moment plus tard, le portillon refermé brusquement a arraché une plainte fêlée à la cloche. Je fixais la photographie du tableau gisant à terre. C’était tout ce qui me restait de mon chef-d’œuvre. Car, sur ce morceau de papier glacé je comprenais que ç’avait été un chef-d’œuvre.

Je me sentais mutilé, à vif ! Je venais de perdre plus qu’une partie de moi-même : un enfant que j’aimais.

Le départ bruyant de Carbonin avait alerté mon domestique qui se tenait devant la porte.

— Madré de Dio ! s’est-il écrié en voyant la toile lacérée.