— Oui.
— En effet, t’as les joues en feu et les yeux qui brillent. Je parie que t’as au moins 40 !
— C’est possible.
— Tu devrais prendre ta temp’, François.
— À quoi bon !
— Tu veux que j’appelle le toubib ?
— Non.
Riton ne se trompait pas : j’étais très malade.
— Couche-toi, je vais dire à Achille de te préparer une tisane et de l’aspirine.
Je l’ai laissé faire, mais je savais que l’aspirine ne pouvait rien contre ce que j’avais. Ce n’était pas un mal ordinaire.
— Tu sais ce que je pense, François ? T’auras pris froid dans le jardin, t’t’ à l’heure. T’étais en bras de chemise et y faisait au moins dix au-dessous !
— Peut-être…
Je me suis laissé soigner. Mais la tisane m’a flanqué mal au cœur. Je percevais des drôles de sons pareils à des paroles inaudibles sur un fond de musique synthétique.
— Tu entends, Riton ? ai-je balbutié.
— Quoi donc, bonhomme ?
— Ces bruits ?
— Quels bruits ?
— Justement, je ne sais pas d’où ils viennent. Ça fait comme lorsqu’on attend la fin de la représentation dans le hall d’un cinéma, tu ne trouves pas ?
J’ai tout de même eu la force de lire l’incrédulité et l’inquiétude sur son visage chiffonné.
— Je te jure que je vais appeler le docteur…
— Mais non, demain. Alors, tu n’entends pas les bruits ?
— Non, François. Y a pas de bruits, c’est la fièvre !
— Oh ! oh !
J’ai fermé les yeux, mais mes paupières me brûlaient et j’ai été obligé de les rouvrir presque tout de suite. Mes six autoportraits tournaient autour de la chambre en une ronde lente et saccadée sur un air de boîte à musique.
— Arrête-les, Riton.
— Qui !
— Mes portraits. Ils me donnent mal au cœur à force de tourniquer de la sorte.
Riton a fixé les portraits. Puis il a quitté la chambre et, un instant plus tard, j’ai entendu le timbre du téléphone en bas. Lorsqu’il est revenu il a annoncé :
— Le docteur radine !
— Non !
Mes portraits poursuivaient leur valse lente, s’arrêtant une fraction de seconde pour se faire admirer. J’abominais celui de ma période grise. Là-dessus, j’avais l’air d’un mort exhumé après plusieurs mois de cimetière. Un autre me faisait également peur : celui que j’avais traité dans les jaune-vert ; là-dessus aussi j’avais l’air d’un mort.
— Riton ! Prends ces deux toiles, là !
— Lesquelles ?
— La grise et la jaune.
— Pour quoi faire ?
— Brûle-les !
— T’es complètement frappadingue, François !
— Je ne peux plus les regarder, elles me font peur !
— Si elles te font peur, je vais les mettre ailleurs !
— Non, je veux savoir qu’elles n’existent plus.
Il a décroché les deux tableaux sans mot dire et il les a emportés dans une autre pièce. Un peu plus tard, le docteur Mathias est venu. C’était un grand gaillard en complet sport avec lequel j’entretenais quelque relation d’amitié.
— Et alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
En l’accueillant, Riton avait dû le mettre au courant, car il me parlait comme on parle à un enfant qu’on veut apprivoiser. Il a pris ma température et m’a examiné les yeux avec une lampe électrique en tenant mes paupières soulevées.
— Je vais vous faire une piqûre.
— Qu’est-ce que j’ai ?
— Rien de grave, rassurez-vous !
Je n’avais pas peur. Tout ce que je souhaitais, c’était de ne plus entendre ces bruits bizarres. Il y avait des rires, surtout, qui me déchiraient le tympan. Des rires comme on en fait parfois en chambre d’écho à la radio pour créer une impression de surnaturel.
— Vous me la faites quand, cette piqûre, docteur ?
— Qu’est-ce que tu dis ? m’a demandé Riton.
J’ai tourné les yeux vers lui. Il était seul dans la pièce.
— Et le docteur ?
— Ben il est parti. Voyons, vieille cloche, même que tu lui as dit au revoir !
— C’est vrai ?
— Allons, François !
— Et ma piqûre, il ne l’a pas faite ?
— Mais si ! Paraît que tu vas en écraser comme un petit pape ! T’agite pas !
— Tu n’entends toujours rien, Riton ?
— Non. T’as des cloches dans le crâne à cause de la fièvre, dis-toi que c’est rien, et dors !
J’ai dormi.
CHAPITRE XI
L’impression de tomber dans un gouffre infini et de ne pas pouvoir respirer pendant cette chute, vous l’avez tous éprouvée. Elle dure une fraction de seconde, mais vous vous débattez pendant une éternité contre une affreuse angoisse. La notion de la mort s’installe en vous. Et puis vous réussissez à pousser un cri désespéré et c’est ce cri qui vous éveille, qui vous guérit. Moi j’ai hurlé : Danièle ! de toutes mes forces. Comme par enchantement, le gouffre s’est refermé et je me suis retrouvé dans mon lit. Je regardais autour de moi, plus ahuri qu’halluciné. Il faisait jour et Danièle se tenait à mon chevet.
J’ai répété son nom, mais sur un ton normal cette fois !
Elle portait un manteau de drap vert avec un col de méchante fourrure, et un foulard noué sur la tête. Il accentuait l’ovale de son visage. À moins de cinquante centimètres de moi, il y avait ses deux genoux bien ronds sous la jupe de tweed du premier jour.
Elle s’est penchée en avant. J’ai vu qu’elle tenait une compresse ; d’un geste tendre elle a bassiné mon front en sueur.
— Expliquez-moi…
— Vous avez été très malade. Une fièvre cérébrale ! Cela fait quatre jours que vous êtes sans connaissance. Mais maintenant la température a baissé et vous voici tiré d’affaire.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
Elle s’est attardée au-dessus de mon visage. Ses yeux étaient emplis d’une étrange lumière.
— Il paraît que vous m’appeliez dans votre délire. Votre ami a cru bon de me prévenir…
— Riton ?
— Enfin, le jeune homme blond qui vit chez vous !
Je n’en croyais pas mes oreilles. Riton allant prévenir Danièle que je voulais la voir !
— Et vous avez pu venir ?
— Je viens tous les matins.
— Entre huit et neuf ?
Elle a rougi, son regard a vacillé.
— Oui, entre huit et neuf.
— Comment cela s’est-il passé avec votre mari ?
— Ç’a été moins terrible que vous ne croyez.
Je pensais qu’elle disait cela afin de m’ôter toute inquiétude.
— Sérieusement ?
— Voyez-vous, lorsqu’un homme redoute trop quelque chose, il éprouve du soulagement quand ce quelque chose se produit. Depuis des années, Jérôme vivait dans un état paroxystique. Il a crié, bien sûr. Mais il a surtout pleuré et c’est de cela qu’il avait besoin. Les larmes soulagent. De même que la sueur entraîne les toxines du corps elles évacuent celles de l’âme.
— Vous lui avez expliqué qu’il avait tort de… de me jalouser ?
Danièle a eu un petit mouvement de menton et n’a pas répondu.
— Riton n’est pas là ?
— Je pense qu’il est en bas.
— Vous savez ce qu’il a fait ?
— Oui.
— Vous lui en voulez ?
— Je le plains.
— C’est lui qui vous a dit ?
— Non, mais j’avais compris.
— Vous lui en avez parlé ?
— Avec les yeux seulement, cela ne servirait de rien.
Je me sentais merveilleusement épuisé. Ce voyage au bout de la nuit avait été providentiel.
— Alors, j’ai eu une fièvre cérébrale ?
— À peu près.
— C’est grave ?
Elle a souri.
— Quand on n’en guérit pas : très !
— Et j’en ai guéri ?
— La preuve…
— Ça ne me laissera pas de traces ?
— Pas la moindre.
— Ça n’est pas fréquent, ce genre de maladie ?
— En tout cas pas chez les terrassiers. C’est un mal intellectuel, votre standing est sauf.
— Dites…
Elle a avancé sa main sur la mienne. Le contact était frais et rassurant. Lorsque j’entendais dire de quelqu’un qu’il avait une fièvre cérébrale, je me figurais qu’il souffrait mille morts. Pourtant c’était simple. Tout ce qui arrive est simple, en définitive. Si les hommes se persuadaient bien de cela, ils auraient moins peur de finir.
— Vous voulez me parler, François ?
Elle m’appelait François, je l’appelais Danièle. Oui, tout était simple ce matin.
— Quelle heure est-il ?
— Neuf heures moins vingt.
— Donc il faut que vous entriez à cause de votre espionne aux jambes violettes ?
— Hélas !
— Vous pensez que j’ai toute ma raison, Danièle ?
— En voilà une question ! Ça ne fait pas de doute.
— Alors, si je vous dis que je vous aime, vous ne me prendrez pas pour un fou ?
Elle a drapé les pans de son manteau sur ses genoux. Une moue indéfinissable creusait les commissures de ses lèvres. Comme j’attendais et qu’elle devait partir, elle a pris une grande décision. Elle a quitté son fauteuil pour venir s’asseoir sur le bord de mon lit.
— François, vous savez bien que c’est impossible !
— Qu’est-ce qui est impossible ?
— Notre amour.
— À cause de votre mari ?
— Non : à cause de vous.
J’ai fermé les yeux pour fuir son regard brillant d’une vérité trop intense.
— Regardez-moi, François.
Je l’ai regardée.
— Vous n’avez jamais aimé de femme, n’est-ce pas ?
Je savais depuis le début que cette question arriverait. Il fallait en passer par là. C’étaient les premiers maillons du crible.
— Non, Danièle, jamais !
— Les femmes vous ont toujours fait peur ?
— Oui.
— En somme, je suis l’exception ?
— C’est vrai.
— Vous êtes-vous demandé pourquoi ?
— Je m’en suis bien gardé. C’est ainsi, que voulez-vous…
— Non, François, ça n’est pas seulement « ainsi ». Je vous ai capturé avec ma seringue hypodermique, en même temps que votre sang. Pendant un instant j’ai cessé d’être une femme ordinaire à vos yeux pour devenir un élément du destin. Ce n’est pas moi que vous avez chérie, c’est vous. Vous m’avez aimée pour conjurer un mauvais sort, parce que vous vous figuriez que vous étiez malade, et parce que c’était moi qui allais confirmer ou infirmer cette impression. J’ai terriblement réfléchi à notre cas, vous savez. J’y ai pensé en médecin et en femme. Pour une fois, c’est le docteur qui a soutenu l’instinct de la femme.
Elle a mis sa tête à côté de la mienne sur mon oreiller trempé de sueur.
— Soyez franc, vous êtes bien ainsi ? a-t-elle chuchoté à mon oreille.
— Oui, Danièle.
— Vous tolérez ce contact de femme, cette chaleur de femme contre vous ?
— J’aime ce contact, Danièle.
Elle a sauté du lit. Jamais je ne l’avais vue aussi surexcitée. Elle se pétrissait les mains avec frénésie en répétant :
— Oh ! mon Dieu, se pourrait-il ! Se pourrait-il ! Se pourrait-il !
Puis elle est revenue à moi et m’a embrassé avec tant de violence et de maladresse que nos dents ont crissé en se heurtant. La bouche m’a fait très mal.
— Et ça, François ! Vous n’en avez donc pas horreur ?
— Non ! Au contraire !
— Vous le jurez ?
— Je le jure !
Elle a ajusté le col de son manteau.
— À demain matin !
J’ai crié : Danièle ! avec autant de force que du plus profond de mon cauchemar, mais elle avait déjà franchi le seuil de ma chambre et n’est pas revenue sur ses pas.
Un instant plus tard, Riton est entré. Il paraissait contrit, malheureux.
— Alors, vieille cloche, a-t-il balbutié, t’es sorti des vapes !
Il a ramassé la compresse d’eau de Cologne qui avait glissé sur la carpette et m’a essuyé le front comme venait de le faire Danièle.
— Je te remercie de l’avoir appelée, ai-je soupiré.
— Alors tu l’aimes ?
— Tu as entendu ?
— J’étais dans le couloir.
— Tu es curieux comme un valet de chambre, mon pauvre Riton.
— Je préfère savoir où que j’en suis, c’est mieux, non ?
Il a pris la place de Danièle dans le fauteuil. Il n’avait pas dû dormir beaucoup ces derniers temps car il avait le regard enfoncé et des cernes bleuâtres sous les yeux.
— Entre nous, a murmuré mon ami, c’est pas tellement une surprise. Elle t’a fait de l’effet tout de suite, cette fille, hein ?
J’ai fermé les yeux pour savourer ma lassitude et mon bien-être. La voix de Riton poursuivait :
— T’as les lèvres qui saignent, François… Elle t’a embrassé sur la bouche, je parie ?
J’ai esquissé un geste d’acquiescement.
— Elle perd pas de temps, a-t-il grommelé.
J’ai fait un effort pour relever mes paupières de plomb. Des larmes ruisselaient sur le visage pâli de Riton.
— Qu’est-ce que tu veux, a-t-il conclu pour expliquer sa peine : moi je trouve ça dégueulasse.
Il a tamponné ma bouche avec la compresse. L’alcool me picotait mes lèvres éclatées. Riton a examiné tristement les quelques gouttes de sang qui maculaient la compresse.