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— Comment ! me suis-je écrié, vous savez fabriquer de l’eau de Cologne !

— Ça n’a rien de très compliqué.

— Ne dites pas ça. Il me semble que c’est fabuleux.

Elle me regardait d’une façon si soutenue que je me suis tourné vers le miroir posé sur ma commode. J’ai compris ce qui la tourmentait. J’avais vraiment une triste tête. Cette maladie survenant alors que je terminais à peine une période de convalescence m’avait considérablement ravagé. J’avais maigri de quatre kilos et il ne me restait que la peau sur les os. Mon teint surtout l’inquiétait. Il était d’un gris soufré vernissé par une sueur qui n’arrivait pas à se tarir.

— Savez-vous ce que vous devriez faire, François ?

— La montagne ?

— Oui.

J’ai secoué la tête.

— Non, Danièle. Pas maintenant.

— C’est cependant maintenant que vous en avez besoin. Il vous faut un coup de fouet…

Le givre dessinait des figures de fossiles sur les vitres.

— Il y a de la neige, ici.

— Mélangée à beaucoup de suie. Ce n’est pas celle-là qui vous convient.

Elle me beurrait un toast. Danièle faisait tout avec une application qui m’émerveillait. Je la regardais étaler le beurre sur le pain grillé, s’attardant à obstruer les moindres petits cratères du pain. Son métier avait communiqué de la précision à ses gestes les plus anodins.

Quand elle m’a présenté la tartine, je lui ai saisi le poignet. C’était idiot, ce pain beurré entre nous, lorsque j’y songe. Sur le moment, nous n’y avons pas pris garde.

— Danièle ! Écoutez-moi !

J’ai tiré sur son poignet. La tartine est tombée sur la nappe, à la renverse, bien entendu, comme toutes les tartines.

— Danièle, si je pars à la montagne, ce sera avec vous !

— Voyons, François…

Elle me sermonnait gentiment, comme on sermonne un gamin turbulent dont les caprices confinent à l’extravagance.

— Je ne veux plus que vous viviez avec ce type. Il y a des sacrilèges qu’on n’a pas le droit de commettre et d’autres qu’on n’a pas le droit de tolérer. Vous allez le quitter, et nous partirons.

Elle s’est dégagée en tordant lentement son poignet dans un sens puis dans l’autre pour le libérer de mon étreinte.

— Caprice ! a-t-elle murmuré.

Sa voix ne contenait nul reproche.

— Non, Danièle. Vous êtes ma chance, comprenez-vous ?

— Quelle chance, François ? Personne n’est jamais la chance de personne !

— Je sais que si ! Écoutez, Danièle… Je suis un être inabouti, vous l’avez compris dès votre première visite ici et c’est cela que vous avez tenté de me faire comprendre. Depuis ce jour, j’ai pris conscience de ce que je n’étais pas et de ce que je pouvais devenir…

— Eh bien, devenez-le, François. Mais je vous jure qu’il suffit de le vouloir. Vous pouvez réaliser cela sans moi.

— Comment pouvez-vous manquer à ce point de psychologie ? me suis-je emporté. C’est vous l’unique lien entre ce que je suis et ce que je peux devenir. Il me semble que si j’étais… autrement, j’acquerrais une force que j’ignore. Oui, toutes mes conceptions, tout mon art en seraient modifiés. Vous ne le pensez pas ?

Elle a hoché la tête.

— Sans doute.

— Danièle, sauvez-moi !

— Vous voudriez que je quitte Jérôme ?

— Oui.

— Il est très capable de nous tuer.

— Il ne nous tuera pas : nous nous cacherons.

— Vous êtes trop célèbre pour pouvoir vous cacher.

— Eh bien, il nous tuera, voilà !

Le café refroidissait dans nos tasses. Il se formait à la surface du liquide une nappe un peu huileuse qui décrivait des arabesques.

Danièle réfléchissait.

— Bon, il n’y a pas que mon mari.

— Votre métier ?

— Aussi, mais ça n’est pas cela l’important. Il y a surtout votre vie actuelle !

Ma « vie actuelle », pour l’instant, donnait de grands coups de marteau rageurs sur une enclume. Ma « vie actuelle » faisait du bruit pour qu’on ne l’oubliât pas.

— Hmm ! vous savez, Riton a un faible pour les biens de ce monde.

Elle a haussé les épaules.

— Oh ! lui, ce n’est rien. Mais vous, François ? Vous !

— Quoi, moi !

— Écoutez bien : je quitte mon mari, bien ! Nous partons, d’accord ! Et alors vous vous apercevez que la vie n’est pas possible pour vous, de cette façon-là.

— Mais non !

— Allons ! Vous achetez un billet de loterie et vous combinez déjà la façon dont vous emploierez le gros lot. Vous ne me connaissez que sous un aspect de visiteuse. Mais qui suis-je, François ? Que peut être votre vie liée à la mienne ? Y avez-vous songé ?

Je n’ai su que répondre. Lorsque les femmes se mettent à parler logiquement, on ne trouve plus d’argument à leur opposer.

Danièle a bondi.

— Mon Dieu : il est neuf heures et quart !

Sa frousse m’a indiqué mieux que ses paroles qu’elle n’était pas encore mûre pour quitter l’affreux Carbonin.

— À demain !

— À demain !

De la pointe de mon couteau, j’ai remis le toast beurré sur ses pattes ; mais je n’ai pas eu le cœur de le manger.

* * *

Le lendemain, Danièle avait une grande marque bleu-jaune entre l’oreille et la pommette. J’ai remarqué cet hématome tout de suite, d’ailleurs il était impossible de ne pas le voir.

— Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?

Elle a déboutonné son manteau et l’a jeté sur le lit.

— Je ne me suis rien fait, François, « ON » m’a fait.

— Votre vieux gorille ?

Elle m’a expliqué l’incident. La veille, elle était arrivée une demi-heure après la bonne à son laboratoire. Jeannette (c’était le nom de l’espionne en blouse blanche) avait fait son rapport, le soir, et Carbonin avait piqué sa crise.

— Je lui ai juré que j’avais fait une simple promenade dans le pays ! a murmuré Danièle, mais il est irascible.

— Il vous a frappée ?

— Avec le poing. Ensuite il m’a demandé pardon en pleurant, naturellement !

— Mon cher amour.

Cette marque infâme sur sa joue augmentait mon amour pour Danièle. C’était une preuve de faiblesse qui me rendait fort. Je l’ai prise dans mes bras. C’était la première fois que je tenais une femme ainsi, pressée sur ma poitrine. Je me sentais gauche ; mon cœur cognait. J’ai amorcé un léger mouvement tournant afin de fuir l’image de nous deux que reflétait le miroir.

— François ! J’ai beaucoup songé à votre proposition d’hier.

Son mari avait fait ce qu’il fallait pour l’inciter à la réflexion.

— Et alors ? ai-je questionné.

— Alors je pense que nous devrions tenter une expérience.

— Qu’appelez-vous une expérience ?

— Une vie commune à l’essai !

Elle s’est expliquée :

— La semaine prochaine, mon mari part en voyage deux jours pour une affaire de famille qui l’appelle en Bretagne.

— Il consent à vous laisser seule ?

Cela me paraissait invraisemblable de la part d’un homme épouvantablement jaloux.