— En somme, c’t’ une lune de miel, quoi !
— Non, Riton, c’est beaucoup plus grave !
Il cherchait à comprendre. Il était accoudé à son chef-d’œuvre dont un écrou mal serré cliquetait doucement.
— Qu’est-ce que ça veut dire, alors ? Tu l’aimes, elle t’aime… Ah ! oui… Vous voulez vous rendre compte si c’est sérieux, hein ?
— Ça n’est peut-être qu’un mirage !
— Je te vois mal parti dans ce désert-là avec ton chameau à deux bosses, François. Mais dans le fond t’as raison : faut prendre le cocu par les cornes !
— J’espère que tu éviteras toutes représailles dans le genre de la dernière ?
Il a secoué les épaules et s’est essuyé les mains sur ses cuisses avec lassitude.
— Pff. J’avais encore mes illusions à c’t’ époque, François.
— Une époque récente !
— Ce qui compte, c’est pas tellement le temps, c’est ce qu’on a dans la tronche. Bon, donc, miss Toubib vient vivre ici.
— Deux jours !
— Deux jours ou toute la vie ! Et le méchant loup, qu’est-ce qu’elle en fiche, ton Petit Chaperon rouge ? Elle le fait bouffer par la grand-mère ?
Ses plaisanteries sonnaient faux. Il souffrait. Mais cette fois avec dignité. Riton renonçait à jouer les mauvais sujets.
— Parlons d’autre chose.
— Je vois franchement pas de quoi on pourrait parler à part ça, vieille cloche. P’t’ être du temps ? Il fait un froid de canard dehors. Vous serez bien ici, au chaud, tous les deux. Moi, à ta place, j’allumerais du feu dans la cheminée. Le soir, c’est magique, t’éteins l’électrac, tu verras, l’éclairage aux bûches, comme ça aide aux confidences !
— Très bien, maintenant en voilà assez. Va prendre un bain, tu en as besoin, et puis ça te calmera les nerfs.
— Merci du conseil.
— Et envoie-moi Achille !
— Tu lui donnes deux jours de campo à lui aussi ?
— Parfaitement.
Il a reniflé.
— Vous avez fichtrement envie d’être seuls, dis donc ?
J’ai soutenu son regard.
— Oui, Riton, nous en avons très envie.
CHAPITRE XIV
Je l’attendais. La maison était silencieuse. Son vide me pesait et jamais cette tour ne m’avait paru aussi menaçante. L’impression de gésir au fond d’un puits était plus forte que d’ordinaire. Riton s’en était allé, le matin, très tôt, sans bagage, les mains aux poches en sifflotant. Je redoutais cette séparation. En somme je le chassais un peu de chez moi. Il est toujours pénible de dire « va-t’en », même à Riton. Pourtant la séparation s’était effectuée avec un maximum de dignité. Il était entré dans mon atelier où je m’efforçais de barbouiller une toile pour me refaire la main. Il portait des blue-jeans neufs, son blouson de cuir, sa chemise noire. Il avait chaussé des souliers normaux au lieu de ses invraisemblables bottes texanes.
Il m’avait regardé un bon moment. L’instant était pour lui, et quand Riton avait l’avantage d’une situation, il la jouait toujours jusqu’au bout.
Enfin il s’était décidé.
— Sur ce, mon cher maître, je te tire ma révérence.
Il avait « travaillé » sa voix pour lui donner des inflexions émouvantes. Les graves surtout lui avaient semblé de circonstance. Mais sa gorge était trop serrée et il y a eu des petits couacs.
— Au revoir, Riton, à après-demain !
— Je te souhaite bonne chance, François.
— Merci.
— C’est curieux, c’est comme si t’entrerais en clinique… Tu peux pas savoir.
Je savais d’autant mieux que je pensais la même chose.
Il ne se décidait pas à partir. Qu’espérait-il ? Un revirement de ma part à la dernière seconde ? Oui, il guettait un mot. Un tout petit mot que j’avais déjà prononcé une fois : « reste ». Mais je n’avais pas envie de le lui dire et je ne l’ai pas dit.
— Tu as tout ce qu’il te faut ?
— Si c’est du fric que tu veux causer, tu m’en as donné hier soir.
Il a souri.
— J’te demande pardon pour le « causer » ; c’est dur de se faire aux bonnes manières. Allez ! « Gode baille ! »
Il crânait en descendant l’allée conduisant au portillon parce qu’il savait que je le regardais partir. Ensuite il y a eu le tintement de la cloche, un glas ! Puis j’ai été seul dans ma grande baraque car Achille l’avait quittée la veille. Je me suis jeté sur le divan. Quand je dis que la maison était silencieuse, c’est inexact. Il n’y avait plus de « bruits humains », mais elle continuait à vivre pour son propre compte. C’était plein de menus craquements dispersés. Cette vieille bâtisse soupirait d’aise. Ça lui faisait plaisir de se retrouver seule. Et ma présence ne l’affectait pas… À moi aussi la solitude apportait une détente malgré l’obscure angoisse que me causait la tour. J’avais besoin de ce temps mort, avant d’accueillir Danièle.
Elle m’avait dit, la veille, au téléphone :
— C’est toujours « oui », François ?
— C’est terriblement oui, Danièle.
— Alors à demain soir, vers six heures. Je vais me mettre en dérangement.
— À demain.
Nous avions eu peur de nous en dire plus, car nous voulions conserver intacts nos sentiments pour le lendemain. C’étaient d’étranges réserves affectives qu’il nous fallait rationner.
J’ai laissé couler les minutes en regardant ma montre de plus en plus fréquemment. Il faisait grand-nuit et je n’ai pas éclairé ma terreur du noir. L’obscurité allait bien au vide de la maison. C’était du vrai néant que je traversais. Un néant fluide et tiède.
Six heures ont sonné à la pendule de la salle à manger. Cette pendule sonnait toutes les heures (deux fois même) ainsi que les demies et depuis belle lurette je ne l’entendais plus ; mais là j’ai été surpris par ces six coups assenés sur mes nerfs. « Elle va venir, me disais-je. Sa Vespa tourne dans le chemin de la Seine… Elle roule à petite allure à cause des ornières pleines d’eau. Elle stoppe devant le portillon. Elle actionne la cloche ! »
Ça n’allait plus être un glas, mais un angélus. Je me suis dressé sur un coude, mes sens aux aguets. Non, on n’avait pas sonné. Par les baies immenses de l’atelier je contemplais la nuit d’hiver, son ciel malade, ses étoiles exsangues, les branchages dressés comme des poings revendicatifs…
Du temps a passé. Un temps mou, sans consistance. Que faisait Riton dans Paris, en ce moment ? Sans doute traînassait-il sur les grands boulevards à la recherche d’un vieux Laurel et Hardy. Car il raffolait de ces anciens films comiques et quand l’un deux était programmé à la T.V. il en parlait deux jours avant et huit jours après. Laurel et Hardy, les albums de Tintin, les westerns dessinés, constituaient le merveilleux de sa vie végétative. J’ai pensé au lampadaire biscornu qu’il m’avait fabriqué et mon cœur s’est serré.
La demie de six heures a retenti, furtivement. Pourquoi n’arrivait-elle pas ? Je redoutais sa venue, depuis plusieurs jours, mais je m’apercevais que si Danièle ne venait pas, ce serait pour moi une désillusion monstrueuse.
J’avais besoin d’elle. Elle allait me sauver. Me sauver ! Un vers me revenait en mémoire, insistant, fascinant comme ces serpentins qui tournent sans trêve, nous donnant une idée de l’infini.
Tends-moi la main, et sauve-moi !