Que Danièle me tende sa main ferme, sa main fraîche ! Qu’elle me tende son corps ! Qu’elle me tende sa volonté ! Qu’elle me tende enfin la possibilité d’une autre vie !
Tends-moi la main, et sauve-moi !
Le phare de cyclope de la Vespa devait promener son faisceau flottant le long du chemin. Le tintement fêlé de la cloche allait déchirer le silence gelé. Ce serait le signal d’un départ pour l’inconnu ; d’un rush éperdu vers je ne savais quel sommet. Mais ce bruit tant attendu ne venait pas.
Sept coups espacés se sont plantés dans ma peau comme des fléchettes acérées. Je me suis levé. J’ai couru au téléphone en butant dans des sièges. Je voulais savoir. Il s’était produit quelque chose. Peut-être Carbonin avait-il remis son voyage ? Peut-être que la bonne…
Téléphoner était d’une grande imprudence. Mais je m’en moquais, je devais savoir.
— Donnez-moi le 414 !
J’entendais la standardiste rire avec ses collègues. J’ai saisi au vol des bribes de conversation. « … alors je lui dis comme ça… »
Puis la voix morne, indifférente, de la dame du téléphone :
— Le 414 est en dérangement !
Je ne m’en souvenais plus ! En dérangement ! Donc le plan prévu s’accomplissait normalement ? Il fallait attendre. Pour réagir j’ai donné la lumière, tiré les rideaux et mis la radio en marche.
Au moment où je me servais un whisky, la fameuse cloche a résonné. J’ai éclairé le perron et couru ouvrir. Danièle se tenait debout dans le chemin. Derrière elle, la Seine charriait paresseusement des reflets zigzagants.
— Enfin !
Elle s’est avancée sans parler. J’ai tiré le verrou et lui ai pris le bras pour la conduire jusque chez moi. Elle tremblait, son bras était agité de soubresauts.
— Vous avez froid ?
— Oui. Très froid.
Pourtant la température s’était un peu radoucie et l’on recommençait à patauger dans de la boue visqueuse.
— Venez vite.
J’ai essayé de plaisanter :
— Il y a du feu chez moi !
Elle n’a pas réagi. Elle marchait sans s’en rendre compte et je l’ai vue, à ma grande surprise, gravir le perron comme l’aurait fait une personne ayant les yeux bandés.
— Je commençais à être terriblement inquiet, Danièle, pas d’anicroches ?
— Non.
— Ça a pris, le coup du téléphone en dérangement ?
— Très bien.
— Et la bonne ?
— Je n’ai même pas eu besoin de la renvoyer.
— Comment cela ?
— Une de ses amies se marie demain ; je lui ai donné congé en lui recommandant de ne pas en parler à mon mari…
— Donc tout va bien ?
— Oui, François.
J’aurais voulu pouvoir maîtriser l’affolement de mon cœur. Maintenant ça y était : nous étions seuls pour une nuit et un jour dans la maison. Seuls avec nous-mêmes ; seuls avec notre problème.
— Quelle pièce adoptons-nous ?
— Celle que vous voudrez.
— Vous haïssez mon atelier, n’est-ce pas ?
— Mais non.
Elle est allée s’asseoir sur le divan. Jamais il ne m’a semblé aussi immense. Danièle avait pris place sur le bord et se tenait bien droite, comme une provinciale en visite. Provinciale, elle l’était plus que d’ordinaire dans son manteau. Je voulais lui proposer de l’ôter, mais je n’osais pas. Il me semblait que notre isolement donnait une valeur particulière à chaque mot que nous proférions.
— Mon Dieu, comme vous êtes pâle !
— C’est le froid… Et puis aussi l’émotion, sans doute. Vous n’êtes pas ému, vous, François ?
Je n’étais pas ému, par contre, j’avais peur. Toute ma vie j’avais tremblé pour pas grand-chose. L’existence m’effrayait. Elle comporte tant de rues à traverser, tant de gens à braver, tant de nuits à franchir et tant de vinaigre à boire !
— Dites, François, je pourrais avoir un peu d’alcool ?
— Vous ! La sobriété personnifiée ! ai-je plaisanté.
— Je pense en avoir grand besoin.
— Voulez-vous du whisky, du cognac, de la vodka ?
— Peu importe : le moins mauvais et le plus fort.
Je lui ai servi un scotch et je m’en suis versé un carabiné par la même occasion, car j’en avais au moins autant besoin qu’elle. Danièle a fait la grimace en avalant le breuvage. Mais elle le prenait comme un remède et, comme un remède, elle l’a bu d’un trait. Deux petites taches rouges sont apparues sur ses joues blêmes.
— Ça va mieux, Danièle ?
— Ça brûle.
— Vous savez que vous ressemblez à une petite fille ?
— Parce que j’en suis une ; de même que vous êtes un petit garçon ! Venez vous asseoir près de moi, François !
J’ai obéi. Ma peur changeait de qualité.
— Comment étiez-vous quand vous étiez réellement petit garçon ?
— Eh bien… Comme maintenant. En moins hypocrite, en moins froussard.
— Vous étiez amoureux ?
— De ma mère, oui, terriblement.
— Elle est morte ?
— Oh ! Je ne pense pas… Pour l’état civil peut-être, oui. Mais tant que je respirerai elle vivra. Je la continue comme je peux.
— François…
Elle a pris ma main et l’a posée sur son genou. Du bout de ses doigts Danièle s’est mise à caresser mon poignet.
— François, vous n’avez jamais été amoureux d’aucune petite fille ?
— À part vous, non.
— Pourquoi, ces filles vous faisaient peur ?
— Elles me dégoûtaient surtout.
— Comment cela ?
— À cause d’une bonne que nous avions eue quand j’atteignais ma dixième année. Elle me donnait mon bain, chaque matin, et elle y prenait un plaisir malsain. Elle avait une façon de me sécher pas très normale. Ma confusion la ravissait ; de jour en jour elle devenait plus hardie. Un jeudi elle a eu son vrai coup de folie. Elle s’est troussée jusqu’à la ceinture. J’ai été terrorisé par ce geste effroyable. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de ses cuisses velues de grosse femelle.
Je me suis versé un second scotch. J’ignorais si l’alcool avait eu raison de l’émotion de Danièle, en tout cas il me dopait convenablement.
— Vous voyez, Danièle, que tout s’explique ? Depuis cet incident, les femmes m’ont toujours épouvanté. Un autre whisky ?
— Non, cela suffit.
Il y a eu une période de long silence, troublée par les aboiements lointains d’un chien perdu au cœur de l’hiver. Je ne savais pas comment le rompre. J’aurais voulu me manifester, je ne trouvais rien à dire. Les trente-six heures pouvaient fort bien s’écouler de la sorte, dans cette demi-anesthésie.
— Dites-moi quelque chose, Danièle, n’importe quoi !
— Vous croyez que nous sommes obligés de parler ?
— Ça n’est pas votre avis ? J’ai peur que le silence…
— Il ne faut plus avoir peur, François, de rien ! Ni des femmes ni du silence ! Vous ne voulez pas éteindre ces rampes lumineuses de la tour ? Cette masse de lumière est pénible !
J’ai actionné l’interrupteur. Seul un lampadaire de fer forgé (qui n’était pas signé Riton) a continué de nous dispenser une lumière tiède, orangée.
— Vous ne pensez pas que c’est mieux ainsi ?
— Sûrement !
Elle s’est renversée sur le divan. Il y avait des perles d’eau sur son col de fourrure. Le manteau sentait le drap mouillé.
— Embrassez-moi ! a-t-elle murmuré.
Je me suis incliné au-dessus d’elle, comme « ils » le font dans les films. Combien de fois avais-je vu jouer la scène ? Des champs de blé dans lesquels s’abat un couple ? Des lits d’hôtel. Des plages sous la lune. Très bon la plage sous la lune, avec le sable qui prend le moulage des corps enlacés, le bruit de la mer et les vaguelettes mousseuses s’enhardissant jusqu’aux amants.