— J’aime Danièle ! ai-je hurlé à pleins poumons.
Si Riton était de retour, il avait sûrement entendu. Je ne pouvais plus le ménager. Il me faisait horreur et pour la première fois de ma vie, j’avais sincèrement envie de tuer quelqu’un.
Danièle est venue m’écarter de la croisée, d’autorité, puis elle l’a refermée et a tiré le grand rideau de reps d’un geste énervé.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Parce que je vous aime et que j’avais besoin de le crier.
— « Il » est dans les parages, n’est-ce pas ?
Son regard ne permettait pas le mensonge.
— Oui, Danièle ! C’est une ordure ! Il tient absolument à me faire rater ma chance !
— Il est au fond de la maison ?
— Non, au fond du parc… Vous savez, le colombier ?
— Eh bien, qu’il y reste, a murmuré Danièle posément. Venez à table !
CHAPITRE XV
Je m’étais fait une joie de ce dîner. Même pour des gens qui ne sont pas portés sur la nourriture, un repas pris en tête à tête constitue tout de même un événement. Mais nous n’avons pas fait grand mal au saumon ni au poulet. Nous avons grignoté du bout des dents, sans oser nous regarder. Le silence qui nous environnait était lourd, menaçant ; il ne possédait plus la même signification maintenant que nous avions conscience de la présence de l’intrus dans la propriété.
Soudain, Danièle a eu une espèce de défaillance. Elle avait lutté le plus possible contre son indignation, et puis sa colère rentrée s’est transformée en chagrin et elle a éclaté en sanglots.
— Danièle ! Ne pleurez pas, je vous en supplie, ça me fait trop mal.
Mon exhortation était ridicule. On n’arrête pas une peine de cette ampleur ; il faut attendre qu’elle se tarisse.
Je ne savais que faire pendant ce temps. Tenir un couteau d’une main, une fourchette de l’autre ; avoir devant soi une aile de volaille et assister à la détresse d’une femme sans pouvoir y porter remède, c’était là une situation intenable. J’ai posé mon couvert et contourné la table. Je me tenais debout contre la chaise de Danièle, les bras ballants, ne sachant si je devais la saisir pour l’entraîner dans une autre pièce ou bien s’il convenait d’attendre en me contentant d’être là, à ses côtés, comme une sorte de sentinelle de sa peine.
Elle a levé sur moi son visage baigné de larmes. C’était le visage de la douleur, j’ai eu assez de lucidité pour me dire que si je recommençais son portrait un jour, je la peindrais ainsi, éperdue de chagrin.
— Danièle, ma chère Danièle.
— Oh ! François, a-t-elle balbutié, tout est perdu ! Tout est gâché !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Mais vous le sentez bien vous-même. Avec ce voyou qui nous guette, qui se tient en suspens au-dessus de notre fugace bonheur, rien n’est réalisable.
Oui, je le sentais ; je l’avais senti tout de suite, tandis qu’il m’annonçait son retour au téléphone.
— Qu’y puis-je, Danièle !
Elle s’est indignée. Son sursaut a été si violent que la table a été déplacée. Les cristaux ont tinté.
— C’est honteux !
— Mais, Danièle !
Je bêlais son nom désespérément comme si j’espérais ainsi conjurer son courroux. En réalité, je ne faisais que l’attiser. Danièle était debout devant moi maintenant. Elle avait posé une main à plat sur ma poitrine et elle me poussait si fortement que, pour ne pas être déséquilibré, je devais reculer.
— Si j’avais pensé que vous fussiez aussi lâche, aussi monstrueusement lâche, François, aussi définitivement lâche, jamais je ne me serais prêtée à cette expérience ! Il n’y a pas d’expérience possible à tenter avec vous. Je vous méprise, François. Je vous méprise au point d’être certaine de bientôt ne plus vous aimer !
J’étais anéanti :
— Si vous aviez eu pour deux sous de dignité, vous seriez allé chercher votre effroyable petite gouape par les oreilles et vous l’auriez jeté dehors !
— Oui, Danièle, je vais y aller !
— Il est trop tard maintenant, le fait que vous vous soyez soumis prouve que j’ai perdu.
— Non, Danièle !
J’ai saisi la main qui me repoussait et je l’ai portée à ma joue. Ce geste a désarmé Danièle. Elle a fermé les yeux.
Alors j’ai su ce qu’il fallait faire, et j’ai eu envie de le faire. J’ai abandonné Danièle pour monter à ma chambre. Il y avait un revolver dans un tiroir de ma commode. Un vieux revolver à crosse de nacre avec des incrustations d’argent. Il me venait de ma mère. J’ai abaissé le canon. Une balle y était engagée. Ça devait suffire. Toujours courant, j’ai dévalé l’escalier. Danièle m’attendait au bas des marches. Quand elle a vu briller le pistolet au bout de mon poing crispé elle n’a pas bronché. Mais à l’instant où je passais devant elle pour gagner la porte, elle a dit, de sa voix calme :
— Où allez-vous, François ?
J’ai continué ma route. Je ne devais pas parler « avant ». Tant que j’agirais dans un élan, ce ne serait pas un crime. Mais si je proférais un seul mot, eh bien, ensuite je commettrais un meurtre !
— François ! Écoutez-moi.
Je me suis retourné. Elle était agrippée à la rampe de bois.
— Il ne faut pas faire ça !
J’ai esquissé un hochement de tête affirmatif. Si ! il fallait « faire ça » justement, pour en finir une bonne fois.
Danièle paraissait un peu ivre. Elle n’avait rien bu d’autre que le whisky de tout à l’heure, mais l’émotion l’avait soûlée.
— Je ne veux pas, François.
En guise de réponse, j’ai ouvert la porte. Le froid est entré subitement, avec son odeur de cimetière.
— François ! Je dois vous faire un aveu !
Je me moquais de ses aveux. La crosse de l’arme me brûlait la paume de la main ; j’avais hâte de m’en servir pour que tout fût terminé. J’avais hâte de la lâcher !
— François ! AVANT DE VENIR ICI, J’AI TUÉ MON MARI !
À la mort de ma mère, et à cette occasion-là seulement, j’ai ressenti pareille émotion. Ce qui dominait, c’était une incompréhension quasi totale. Et puis un refus absolu de tout mon être. Je me suis retourné une nouvelle fois. Danièle était toujours suspendue à la rampe. Elle avait de beaux bras ronds, bien faits.
— Fermez la porte ! m’a-t-elle lancé.
J’ai repoussé le lourd panneau. Voilà que je redevenais un être docile et soumis.
— Ce n’est pas vrai, Danièle ? Ce n’est pas possible ?
— Mettez ce revolver dans votre poche !
Elle s’adressait à moi comme à un médium en transe, sachant que j’exécuterais tous ses ordres.
— Voulez-vous que nous retournions dans votre atelier ?
Elle s’est assise, moi je me suis mis à genoux, devant elle, sur le tapis.
Pour la seconde fois j’ai posé ma question, espérant qu’elle y répondrait par un éclat de rire. Si elle m’avait dit qu’il s’agissait d’une blague, j’aurais été le plus heureux des hommes.
— Mais si, François, c’est vrai.
— Racontez !
— J’avais sous-estimé Jérôme. Il n’a pas cru au coup de téléphone en dérangement ; mais il a fait semblant d’y croire. Il a donné des instructions à la bonne pour qu’elle me raconte son histoire de mariage et puis il a fait semblant de partir ; mais il est revenu par la porte de derrière et quand à six heures moins le quart j’ai voulu venir ici, vous rejoindre, il m’a sauté dessus comme un fou !
Danièle m’a souri tendrement, comme si elle me narrait une anecdote plutôt amusante. Elle s’est penchée en avant pour me caresser les cheveux.