— Il neige ? ai-je questionné.
Elle a hoché la tête.
— Oui.
Je pensais à Riton, sur la route du Mans, au volant d’une automobile qu’il savait mal piloter, avec pour compagnon le cadavre d’un homme assassiné. Cette chute de neige n’allait pas faciliter sa tâche. Je me consolais un peu pensant que s’il avait laissé des traces dans le jardin de Danièle en coltinant le corps jusqu’à la porte de derrière, celles-ci seraient gommées par le « tapis blanc » cher aux écoliers.
J’ai entraîné Danièle à la tour. Il était presque minuit. Cet animal de Mathias m’avait flanqué un sédatif. Sur le moment, tout à mon souci de forger l’alibi de Danièle, j’avais encaissé la piqûre sans broncher, seulement maintenant les effets s’en faisaient sentir et j’étais en proie à une agréable torpeur.
Au moment où je m’asseyais, la pièce a fait une brusque embardée et j’ai failli rater le divan.
— Eh bien ! qu’avez-vous ! s’est écriée la jeune femme.
— La tête me tourne, je crois que c’est cette piqûre de Mathias.
— Mon Dieu, je n’y pensais plus. Allongez-vous.
— J’ai peur de m’endormir, Danièle.
— Vous allez sûrement dormir !
— Non ! Non ! Je ne veux pas, ce serait trop horrible. Cette nuit que nous payons si cher… Cette nuit qu’il nous faut absolument…
Je n’arrivais pas à prononcer ce mot, ma langue s’enroulait sur les syllabes. Mais Danièle avait compris ma pensée. Elle avait tué un homme pour avoir droit à ces quelques heures. J’avais failli en tuer un autre également. Et en ce moment, Riton se débattait avec son mort dans la campagne hostile malaxée par des tourbillons de neige. Tout cela pour arriver à quoi ? À ce que je m’endorme sous les yeux de Danièle, abruti par un sédatif !
— Faites-moi… du café !
— Ça n’avancera à rien, le café n’est pas assez fort pour…
Je sombrais ; c’était effrayant. Habituellement, quand un narcotique vous emporte dans le néant on se sent bien ; on éprouve une douce volupté à disparaître. Mais là je m’insurgeais. Je voulais tenir, je refusais l’oubli.
— Dans la pharmacie, il y a du Maxiton…
— Non, François, c’est inutile.
J’ai tenté de me dresser, seulement il était déjà trop tard, mes jambes molles ne me portaient plus.
— Si, Danièle. Allez, la pharmacie… Il faut…
Elle est sortie. Pour ne pas dormir pendant sa brève absence, je me suis obligé à fixer l’ampoule du lampadaire. Son éclat cruel me brûlait la vue et quand Danièle a été de retour avec la boîte de Maxiton, j’étais pratiquement aveugle. Sa silhouette était translucide et bordée d’une lumière flamboyante.
— Prenez-en trois, on verra bien. Mais vous avez tort, François. Il vaudrait mieux dormir, vous débarrasser de ce sommeil qu’on vous a inoculé.
— Non. C’est notre nuit ! Notre nuit !
— Si Riton réussit, nous en aurons peut-être d’autres…
— Les autres ne seraient plus pareilles. C’est celle-ci ou point.
— Oui, mon amour, a-t-elle balbutié, c’est celle-ci en effet.
Je me suis adossé contre une pile de coussins. Ma vue redevenait lentement normale, comme s’éclaircit une eau courante dont le fond a été remué.
— Approchez-vous, Danièle.
J’ai eu conscience de sa chaleur contre moi. C’était une sensation ineffable. Ma main a rampé sur le divan jusqu’à elle. J’ai eu sa jambe sous mes doigts.
— Embrasse-moi ! ai-je imploré.
Sa bouche s’est emparée de la mienne. Son souffle tiède est entré en moi. J’ai songé qu’elle avait embrassé d’autres hommes et au lieu de me rendre jaloux, cette idée a attisé mon désir naissant. J’ai eu enfin envie d’elle, physiquement. Une envie intense et folle.
— Cette nuit, ma chérie…
— Oui, François.
Je sentais ses mains sur mon corps, sa bouche continuait l’invasion de mon être. Je voulais la prendre. Et puis il s’est produit une rupture en moi, la fameuse rupture dont parlait Mathias. Cette fois-ci, c’était lui qui l’avait provoquée. Tout s’est obscurci, tout a vacillé. Les mains de Danièle n’ont plus été que des mains de marbre, ses lèvres les lèvres de pierre d’une statue. L’hiver du monde s’était réfugié en moi ; il m’emportait. Et mes derniers éclairs de lucidité étaient pour dire « Non », pour échapper à cette inexorable pétrification de mon cerveau.
CHAPITRE XVII
Un matin cafardeux souillait la verrière de l’atelier. Je n’entendais rien, pourtant je savais « qu’on vivait » près de moi. Je savais aussi que j’étais toujours allongé sur le divan.
— Danièle !
— Oui, François, je suis là.
J’ai tourné la tête. Elle se tenait lovée près de moi, la mine défaite, les yeux agrandis par l’insomnie et le désenchantement. Riton occupait un fauteuil. Les mains croisées sur son ventre, il fixait le plafond de la tour perdu dans la lumière de l’aube.
J’ai poussé un cri bizarre qui les a fait sursauter. Ce cri, je le reconnaissais. Le même m’avait échappé au pied du lit de ma mère quand elle avait cessé de respirer. Un cri de révolte et de désespoir.
Danièle a caressé ma joue.
— Non… Ne dites rien…
Si au moins j’avais pu pleurer !
Riton s’est levé et a fait craquer ses jointures.
— On pourrait boire un jus, non ? a-t-il demandé.
Son pull rouge sentait la laine mouillée. Je me suis repris, je crois que c’est surtout la présence de mon ami qui m’a calmé.
— Tu es là, ai-je soupiré.
Il a compris que c’était une question.
— Oui, vieille cloche.
— Cela s’est bien passé ?
Je n’avais plus sommeil, je n’étais même pas brumeux de l’intérieur comme on l’est fréquemment lorsqu’on a subi les effets d’un calmant.
— Je l’ai véhiculé plus loin que Verneuil. C’était pas de la sucrette because la neige. Je l’ai laissé au volant de la chignole dans un chemin creux. J’ai pris son portefeuille pour faire croire à un crime crapuleux. Et avant de rentrer je l’ai jeté dans la Seine attaché à une énorme pierre.
Il a éternué à trois reprises, très fort.
— Bon Dieu, je crois bien que j’ai chopé la crève, cette nuit !
Il nous contemplait, ses narines frémissaient un peu et son regard avait quelque chose d’oblique comme celui d’un chat.
— Bon, je vais préparer le caoua ; après faudra ramener Madame chez elle, il est déjà huit heures et si les voisins voyaient la cabane close ils trouveraient ça louche par la suite…
Il avait raison.
— Je vous remercie de toute mon âme, a soupiré Danièle.
En guise de réponse, il a haussé les épaules et il a gagné la cuisine.
— Il y a longtemps qu’il est rentré ? ai-je demandé.
— Une heure environ ; il était trempé. Je crois que peu d’hommes auraient mené à bien pareille besogne.
J’ai incliné ma bouche sur le cou de Danièle. Mon baiser l’a fait frissonner. Puis elle s’est dégagée de l’épaule.
— Non, François, il est trop tard maintenant.
Je n’ai pas insisté. Riton chantait à pleine gorge dans l’office. C’était lui qui avait tout de même gagné. Il tenait à nous le faire savoir.
— Danièle…
Elle a sauté du divan et a tapoté sa jupe pour la défroisser.
— Maintenant vous voici hors de cause.