— T’es frileux comme un lion, François, a-t-il déclaré. Je me demande pourquoi t’habites pas sur la Riviera, t’aurais chaud aux plumes, là-bas !
— Ce qui me manquerait, ce serait les ciels d’ici, Riton ! Les gris d’ici ! Ces paysages mouillés de la banlieue !
Mon lyrisme ne l’a pas ému.
— Dommage que t’aimes tellement peindre la m… Tu vois, moi je crains pas le froid, mais ça me botterait de jouer les grands lézards au soleil. La mer, tu te rends compte ? Toute bleue avec des rochers roses au bord ! Tu devrais essayer de peindre ça, François, je suis sûr que ça se vendrait aussi fort que tes lignes à haute tension ou que tes routes pour accidents mortels !
J’ai éclaté de rire.
— Nous irons pour les vacances !
— C’est ça, en même temps que Brigitte Bardot, quand les plages sont tapissées de bides et de varices. Je te comprends pas.
À cet instant, la cloche fêlée de la grille a carillonné. Achille a montré son visage aux sourcils charbonneux dans l’encadrement de la porte.
— Ouna dama ! a-t-il annoncé.
Je me suis efforcé de prendre l’air détaché.
— Va lui ouvrir.
— T’attends des visites ? m’a demandé Riton.
— Une visite ! La doctoresse du labo. Elle est mordue pour ma peinture et voudrait acquérir une de mes toiles !
Riton m’a jeté un regard bizarre, puis il s’est levé et s’est approché de la verrière.
— Qu’est-ce que tu fais ? ai-je demandé d’un ton agacé.
— J’admire ta riche cliente. Elle est en train de rentrer sa Rolls-Royce !
Je l’ai rejoint et j’ai vu la petite doctoresse, sanglée dans un imperméable à capuchon, qui poussait maladroitement une Vespa bleue par le portillon qu’Achille lui tenait ouvert. À cet instant, je l’ai trouvée ridicule et j’ai eu honte d’elle. Honte vis-à-vis de Riton, goguenard, honte aussi vis-à-vis de moi-même. Ce quelque chose qui m’avait emballé dans son univers médical avait disparu au contact du mien. Je la regardais s’avancer dans l’allée aux côtés d’Achille, et je me sentis devenir méchant et glacé.
— Laisse-nous, veux-tu ? ai-je lancé à Riton.
Il a tiré d’un geste sec sur la fermeture Éclair centrale de son blouson.
— Mais bien sûr, cher Maître, je voudrais pas te faire louper la grosse affaire de ta vie.
Il est parti en sifflotant. Je l’ai vu qui croisait Danièle Carbonin sur le perron. Il l’a examinée avec insolence, mais la jeune femme était émue par sa visite et n’a pas pris garde à lui.
Elle a rabattu son capuchon en entrant. Ses joues étaient fraîches à cause de la course en Vespa.
— Excusez-moi, a-t-elle balbutié, j’avais dit que je viendrais en fin de journée, mais je me suis aperçue que ce n’était pas possible, alors…
— Aucune importance, posez donc votre imperméable !
Je lui ai pris le vêtement et l’ai tendu à Achille.
Danièle regardait autour d’elle comme si elle se fût trouvée sur la planète Mars. Je n’éprouvais plus la moindre timidité vis-à-vis d’elle, mais seulement une colère que j’avais du mal à contenir. J’en voulais à cette femme du trouble qu’elle m’avait causé et je lui en voulais surtout parce que ce trouble avait cessé.
— Vous prenez un verre ?
— Oh ! non, merci !
Une vraie petite provinciale effarouchée. Dieu, qu’elle m’agaçait !
Elle s’était empressée de passer une robe après mon départ et d’enfourcher sa ridicule moto.
— C’est vraiment étrange, chez vous.
Je me suis versé un verre de scotch pour user mon énervement.
— Vous trouvez ?
— Vous le faites exprès ?
— Pardon ?
Elle souriait.
— Est-ce pour impressionner les visiteurs ou bien éprouvez-vous réellement du plaisir à vivre dans cette pièce abracadabrante ?
J’ai pensé à sa mesquine salle à manger rustico-Barbès.
— Vous éprouvez plus de sérénité à exister dans le faux Bressan que j’ai vu chez vous ?
Je n’avais pas fini que j’ai compris ma muflerie. Elle était devenue affreusement pâle et son petit sourire se muait en une lippe amère.
— Ma peinture ne ressemble pas à celle de Millet, ai-je murmuré, pourquoi voudriez-vous que ma maison lui ressemble ?
— Excusez-moi. Je suis très sotte !
Elle s’est alors mise à passer mes œuvres en revue, s’attardant longuement devant chacune d’elles, sans faire de commentaires. Quand elle a eu fini son inspection, elle s’est tournée vers moi.
— Et ces fameux autoportraits ?
— Ils sont dans ma chambre à coucher ! Venez !
J’ai réalisé que la proposition pouvait sembler saugrenue. Mais elle n’y a pas attaché d’importance et m’a suivi docilement.
J’avais choisi pour chambre une petite pièce du premier dont j’aimais l’exposition. La fenêtre donnait sur la Seine et quand je faisais la grasse matinée, les sirènes des péniches charmaient mon sommeil. Les murs étaient tendus de feutrine bleue (la couleur du sommeil) et mon lit anglais comportait un habillage rouge cardinal. Une commode de bateau, une table ronde, un bureau d’acajou, le tout de style anglais également, constituaient l’ameublement. C’était léger, luxueux et racé.
— J’aime cette chambre ! a-t-elle déclaré.
— Heureux de vous l’entendre dire…
— Je vous ai vexé, en bas ?
— Pas du tout ! Tenez, voici les toiles qui vous intriguent !
Il y en avait six, réparties sur les quatre panneaux de la pièce.
Elles me représentaient à différentes époques de ma vie. On pouvait y suivre l’évolution de ma personne et plus encore celle de ma carrière.
— Ne me dites rien ! s’est écriée la doctoresse.
Comme je n’avais pas la moindre envie de parler, son exhortation m’arrangeait.
— Voici la première ! Puis la seconde…
Elle a désigné les six toiles dans leur ordre chronologique et ne s’est pas trompée une seule fois. À priori, ça semblait assez facile à déterminer pour qui s’intéressait à ma peinture. Néanmoins, certaines d’entre elles avaient été exécutées à des intervalles rapprochés et appartenaient ainsi à un même aspect de mon physique et de mon talent.
— Comment avez-vous pu trouver si vite et si infailliblement ? me suis-je écrié, stupéfait.
Elle a haussé les épaules :
— On ne vous a jamais parlé de l’instinct féminin ?
— Mais encore ?
Elle me fixait avec minutie, comme elle devait étudier des germes au microscope dans son laboratoire.
— Vous avez quel âge ?
— Bientôt trente-deux !
— Vous faites beaucoup plus !
— Je sais, merci, il y a aussi des miroirs dans la maison !
Mais elle ne se souciait plus de m’avoir vexé. Elle continuait de me détailler minutieusement.
— Voyons, disait-elle, vous êtes mince, bien fait… Vous avez une magnifique chevelure… Un visage régulier, des lèvres pleines, le regard sombre… Et cependant vous faites plus vieux.
Elle joignit les sourcils comme quelqu’un en arrêt devant un rébus.
— Oh ! oui, je comprends, a-t-elle enchaîné. Ce qui vous vieillit, c’est votre sécheresse intérieure, votre dépouillement. Tenez, monsieur Givet, je viens de réaliser pourquoi votre peinture m’a touchée : c’est parce qu’elle appelle au secours ! Vous ne vous en rendez pas compte ! Et pourtant cela est ! Vous êtes terriblement cérébral. Vous peignez avec votre tête, vous vivez avec votre tête et pas avec votre cœur.