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Elle était lancée, je sentais qu’elle irait jusqu’au bout de sa théorie.

Elle continuait d’arpenter la chambre, passant d’un portrait à l’autre et puisant dans chacun de nouveaux arguments.

— Voyez-vous, hier, pendant cette prise de sang, à un moment donné, vous avez regardé la seringue. Tous les patients le font. Et tous s’attendrissent intérieurement en se disant que c’est une partie d’eux-mêmes qu’on leur retire, que c’est un lambeau de leur vie qui passe dans le réservoir de verre. Vous non ! Vous avez regardé la couleur du sang ! Rien que sa couleur ! Comme si j’avais eu dans les mains un tube de peinture…

« Dans ces tableaux vous avez cherché quoi ? Pas votre âme, l’idée ne vous a même pas effleuré, mais vos pensées ! Vous avez voulu peindre ce que pensait un homme qui se regarde pour se peindre, voilà ! »

Elle s’est tue enfin, elle a mis une main sur sa poitrine haletante et a secoué la tête d’un air contrit.

— Merci pour la consultation, docteur, ai-je ironisé.

Mais elle avait raison : le cœur n’y était pas !

CHAPITRE IV

Il s’est produit une pétarade dehors. Nous nous sommes précipités à la croisée et nous avons vu Riton sur la Vespa de ma visiteuse, en train d’exécuter un numéro de haute voltige dans les allées du jardin. Il prenait des virages à angle droit qui faisaient voler le sable roux sur les pelouses et se livrait à des dérapages spectaculaires.

J’ai ouvert la fenêtre.

— Riton ! ai-je hurlé, veux-tu finir immédiatement !

Mais à cause du moteur emballé, il ne m’entendait pas. Ce n’est qu’au bout de cinq minutes au moins, et après avoir parcouru tous les méandres des allées, qu’il a daigné couper les gaz. Il a levé la tête et a paru stupéfait de nous découvrir à la fenêtre de ma chambre, Danièle et moi.

— Au poil ! a-t-il fait en tapotant le guidon de la Vespa. Faudra que tu m’en paies une comme ça, François !

— En attendant, laisse cette moto ; tu as un fameux culot !

— Ben quoi, je l’abîme pas.

Il a placé la Vespa sur son support et s’est éloigné en maugréant vers son pigeonnier. Je ne savais pas au juste à quels travaux mystérieux il se livrait là-dedans et je crois qu’il l’ignorait aussi. C’était une tête folle.

Lorsqu’une pendule ne marchait plus, il affirmait qu’il allait la réparer « vite-fait-sur-le-gaz » et l’emportait dans son repaire. Naturellement on ne la revoyait plus.

— Qui est-ce ? m’a demandé ma compagne.

— Un ami. Le genre d’enfant terrible, vous voyez, j’espère que vous ne lui en voulez pas trop ?

— Il n’y a pas de raison.

Nous sommes redescendus dans la tour. Elle avait raison, la petite doctoresse, c’était un endroit ridiculement prétentieux. Comment pouvais-je travailler avec ce vide immense au-dessus de ma tête !

— Je vous remercie pour cette visite, monsieur Givet, ç’a été très intéressant.

— Vous partez déjà ?

— Oui, j’ai du travail pour demain.

— Mais enfin, vous venez à peine d’arriver !

J’avais tort de protester, elle se sentait mal à l’aise chez moi. Je comprenais très bien ce qu’elle éprouvait, puisque je l’éprouvais moi-même.

— Ça marche, votre laboratoire ?

— Je ne me plains pas. D’autant que, vous l’avez vu, j’ai des goûts modestes ! Du faux Bressan et des reproductions de tableaux suffisent à mon bonheur.

Le rire que j’ai cru bon de pousser ressemblait à un hennissement de cheval.

— Bigre, vous avez la rancune tenace, et vous ne ménagez guère les hommes sans cœur ?

— Je plaisantais.

— C’est ce que j’avais cru comprendre !

Nous nous parlions du bout des dents en échangeant des regards froids. J’avais voulu qu’elle vienne chez moi ; elle avait eu envie d’y venir, et maintenant que nous avions obtenu satisfaction l’un et l’autre — l’un par l’autre — nous découvrions d’un commun accord que c’était raté.

— Vous êtes mariée ? ai-je demandé, un peu surpris de lui découvrir une alliance.

— Oui.

Son regard avait je ne sais quoi de trop hardi soudain.

— Et vous non, je pense ? a-t-elle riposté.

— En effet, moi non !

— La gloire vous suffit ?

— Sans doute !

— Il est vrai qu’à votre âge…

— À mon âge ?

— Il est assez rare de la posséder.

— J’ai eu beaucoup de chance.

— Quand on a votre talent, la chance ça n’est plus qu’une équation et vous n’avez pas dû avoir trop de mal à la résoudre !

« Par curiosité, combien valent vos toiles ? »

— Cela dépend des dimensions !

— Comme les tartes à la crème ?

— Exactement.

On faisait du texte ! Je n’arrivais pas à m’expliquer ce qui avait fait dégénérer nos relations cordiales, voire un peu troublantes, en cet antagonisme larvé.

— Mais une toile de format normal, comme votre « Port de Rouen », par exemple ?

— Dans les huit cent mille !

Elle a hoché la tête, un peu intimidée.

— Ce que je gagne en six mois !

— Et ce qu’un ouvrier gagne en un an, un marchand de mouron en dix et un clochard en vingt… Cela dit, je connais des gens qui gagnent cela en un jour !

— Ceux qui achètent vos toiles ?

Elle avait la repartie prompte. Elle était vive, cinglante, mais pas méchante. Je me demandais où elle voulait en venir.

— Vous en vendez beaucoup ?

— Autant que j’en exécute !

— Et vous avez une grosse production ?

— Ma parole, j’ai l’impression d’être avec mon contrôleur, chère amie ! C’est une estimation de mes revenus que vous voulez faire ?

Elle a rougi et, à cause de son air confus, elle a retrouvé un peu de cette grâce secrète qui m’avait troublé.

— Vous vous doutez bien que ce n’est pas la curiosité qui m’incite à vous poser ces questions indiscrètes.

— Bigre, j’aimerais savoir ce que c’est !

— Je vous le dis ?

Qu’allait-elle me sortir encore !

— Je suis prêt ! Droit au cœur, mais épargnez le visage ! Il est vrai que pour ce qui est de mon cœur, hein !

Elle a joint ses mains, bien à plat, comme si elle s’apprêtait à prier. Son regard grimpait de toiles en toiles au faîte de ma tour.

— Eh bien voilà, je pense que lorsqu’un peintre vend ses toiles une petite fortune et que toute sa production est achetée automatiquement, il doit se trouver dans l’état d’esprit du chercheur d’or qui a trouvé un filon, non ?

— Il y a de ça, ensuite ?

— Un filon, ça s’exploite. Moi qui suis très rétrograde très conventionnelle et bourrée d’idées préconçues, je pense que la peinture ne doit pas être exploitée, sauf bien sûr par les marchands.

— En conclusion, vous estimez ma réussite dangereuse ?

— Toutes les réussites le sont. À partir du moment où un homme monte, il risque de tomber, non ?

— Alors d’après vous, pour rester pur, je devrais donner mes toiles ?

— Non, mais ne pas les vendre. Les exposer seulement… puis en céder une par-ci par-là à des musées, pour vivre, bien sûr…

— Le tout est de déterminer à quel train de vie un artiste a droit.

Elle a haussé les épaules et s’est assise.

— Oui, je suis stupide. Tout ça c’est de l’utopie, un principe extravagant. Mais je pense que l’art ne doit pas avoir de valeur marchande, ça l’abaisse.