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— Au cerveau, oui !

— T’es pas malade ?

— Mais non.

— C’t’un reste de ta grippe, tu ne crois pas ?

— J’en suis persuadé, ai-je fait avec amertume.

— Je suis sûr qu’on devrait faire un voyage ! C’t’ hiver est dégueulasse. T’aimerais pas faire du ski ?

— Je ne pense pas.

— C’est vrai, tu pourrais te casser le poignet. Eh bien, alors, l’Italie ! Venise, dis ?

— J’ai horreur de cette ville. J’ai l’impression d’être à une représentation du Châtelet.

— Et la Sicile ? Paraît que c’est si beau. On se baignerait ! De nuit, dis, vieille cloche, tu te figures en plein mois de décembre ? Moi j’ai pris qu’un bain de minuit dans ma vie, et c’était dans la Seine, entre deux péniches. Quand je suis sorti de la baille, je puais le mazout…

Son idée me paraissait intéressante. Un voyage ? Pourquoi pas !

— On va étudier ça, Riton.

— O.K. !

Il faisait tourner le cadre de bois de ma toile au bout de son index.

— Alors c’est dit, on le jette ?

— C’est dit.

— Une fois, deux fois, trois fois, pas de regret ? Adjugé !

Il a lancé la toile en l’air, l’a rattrapée des deux mains et a passé sa tête à travers la cathédrale de Chartres. Il est sorti, nanti de cette cangue, en sifflant un air italien pour rappeler la Sicile à mon bon souvenir.

* * *

Dix minutes plus tard, je passais des après-ski et une canadienne de daim fourrée pour sortir. Ma maison me gênait aux entournures comme un vieux vêtement lorsqu’on a pris de l’embonpoint.

Je désirais filer à l’anglaise, mais le colombier transformé de ce diable de Riton constituait un mirador idéal. Comme j’ouvrais la porte en tenant le battant de la cloche pour l’empêcher de tinter, il a poussé un coup de sifflet qui m’a cloué sur place. Mettant sa main en porte-voix, il a hurlé :

— Alors, cher maître, on s’évade !

Puis, enjambant la fenêtre pour aller plus vite, il accourut vers moi.

Ses cheveux emmêlés brillaient comme du cuivre fourbi sous le maigre soleil. Sa bouche pendait d’un côté. Il voulait se constituer un air très avantageux, très « on-ne-me-la-fait-pas ».

C’était avant tout sa puérilité de gamin qui me plaisait.

— Tu pars viv’ ta vie, vieille cloche ?

Il n’y avait que Riton pour vous appeler « vieille cloche » sans que vous songiez à vous offusquer. Dite par lui, l’expression perdait toute trivialité.

— J’ai besoin de prendre l’air.

— T’as déjà pris l’air d’un conspirateur !

— Oh ! pour l’amour du ciel, cesse tes calembours de noces et banquets ! Il y a des moments où je me demande si tu n’es pas réellement idiot !

— Où vas-tu ?

— J’ai besoin de marcher.

— On fait une balade ?

— J’ai besoin de marcher seul, Riton !

Il s’attendait à la rebuffade, néanmoins elle l’a surpris. Il a eu l’air choqué, peiné aussi. Je lui ai donné une petite tape sur la joue.

— Il faut que je pense à mon travail, tu comprends, mon bonhomme ? Ce matin j’ai été lamentable devant mon chevalet et c’est le genre de truc qui gâche la journée d’un artiste…

— Pourquoi que tu tenais la sonnette ?

— Je ne voulais pas te déranger.

— Tu parles !

— Mais si… Je me doutais que tu allais accourir et me proposer de m’accompagner.

— Et comme t’as pas besoin de moi pour aller là où tu vas…

— Viens si ça te fait plaisir !

— Non, c’est offert de trop bon cœur.

— Mais si, viens !

Et en moi-même je me disais : « C’est Riton qui va décider. S’il m’accompagne, je n’irai pas la voir. Et si je ne vais pas la voir maintenant, je n’irai jamais plus ! »

Il a secoué la tête :

— Plus envie ! Pis t’as besoin de marcher seul ! Après tout, François, t’es assez grand pour sortir sans ton ange gardien !

Je m’en suis tiré par un haussement d’épaules et j’ai franchi le porche. Le chemin bordant la Seine était boueux et jonché d’ultimes feuilles mortes. Je m’y suis engagé, les épaules étroites, comme un fuyard qui redoute une rafale de balles. Je craignais que Riton se ravisât. Lorsque la distance a été à mon avis suffisante, je me suis retourné furtivement. Riton se tenait adossé au mur, une jambe repliée. Il m’a fait signe de poursuivre ma route et s’est mis à chanter à pleine gorge :

— Marchons ! Marchons ! Qu’une prise de sang impur, abreuve nos sillons !

Le petit salaud !

CHAPITRE VII

La petite bonne aux jambes violacées venait me chercher. Cela faisait plus d’une heure que j’attendais dans le méchant salon. Plusieurs personnes s’y trouvaient avant moi. En arrivant, la fausse infirmière m’avait demandé, en me reconnaissant :

— C’est pourquoi ?

— Je viens prendre mon analyse.

— Je vais aller vous la chercher.

— Non, il faut que je demande des renseignements au docteur.

— Ça va vous obliger d’attendre, y a du monde.

— J’attendrai.

J’avais examiné depuis ma chaise toutes les photos du Japon mises sous verre par Danièle Carbonin. Le Fuji-Yama, les cerisiers en fleur, les ponts lilliputiens et les beautés en kimono n’avaient plus de secret pour moi.

— Monsieur !

La grosse fille me tirait d’une torpeur morose mais reposante. Je l’ai suivie en me demandant presque où elle me conduisait.

Ce qui m’entourait faisait partie d’un univers si différent du mien. Tout obéissait à d’autres rites, à d’autres mobiles moins obscurs que les miens.

Quand la porte s’est ouverte et que je suis entré dans son cabinet, elle se lavait les mains à un lavabo d’angle. Elle a pris une serviette blanche et s’est retournée. Riton avait raison : elle possédait bien deux petits creux de chaque côté de sa bouche. Ce n’était ni des plis ni des fossettes. Je ne sais si elle a été vraiment surprise en m’apercevant ; je pense sincèrement que oui. Elle a continué de s’essuyer les mains posément, en soutenant mon regard. Elle ne disait rien et je lui en étais reconnaissant. Moi non plus je n’avais pas envie de parler. Je me suis approché de son bureau, j’ai saisi son bloc d’ordonnances et pris un crayon à mine grasse dans ma poche. Je crois que de toute ma vie artistique, jamais je n’ai eu autant envie de tracer des lignes sur une feuille blanche que ce jour-là. Je ne sais pas si vous avez déjà vu ces esquisses mousseuses de Bonnard pareilles à des volutes de fumée à travers lesquelles on décèle une silhouette, voire simplement l’instantané d’une attitude. Eh bien, ce qui est né sur le rectangle de papier à en-tête du Dr Danièle Carbonin, c’était, non pas du Bonnard, bien sûr, mais une semblable émanation de la vie à travers la fulgurance d’un trait. Et cette vie avait le visage de la jeune femme intimidée qui se tenait en face de moi, sans oser dégager ses mains des plis du linge de toilette. L’exécution de ce croquis n’a pas duré plus d’une minute. Ç’a été comme un spasme. Cela fourmillait au bout de mes doigts, puis s’est répandu sur le papier. J’ai jeté le bloc à ordonnances sur son bureau. Tout s’est remis à vivre, à palpiter. Danièle a fait deux pas en avant en s’essuyant les mains. Elle s’est penchée sur le dessin. Je guettais les expressions de son visage. Elle a eu soudain l’air rassuré et heureux, et, d’un ton merveilleusement puéril, elle a dit ce que dit n’importe quelle bonniche qui se fait tirer le portrait :