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Un silence horrifié s’abattit sur l’assistance. En trente-cinq ans d’existence, le F.B.I. n’avait connu que deux traîtres, et encore l’un d’entre eux était un Noir.

Malko se gratta discrètement la gorge.

— Je viens seulement d’arriver, dit-il. Ne vous étonnez pas de la naïveté de mes questions. J’ai vu aujourd’hui un homme qui m’a paru être un communiste convaincu, Lester White. Qu’a donné l’enquête à son sujet ?

Un des types en manches de chemise fouilla dans une serviette de cuir.

— Vous tombez bien, dit-il. C’est mon équipe qui s’est occupée de ce gars-là. Depuis six mois. Je vais vous lire le rapport. Après, vous aurez compris…

Il prit une liasse de papiers.

« White Lester. Quarante-neuf ans, marié, un enfant. Antécédents : a fait la guerre en Europe, dans la 1re Division de Cavalerie. Sergent. Préposé pour le Purple Heart. Bien noté. Blessé près de Bastogne.

« Prend après son congé de convalescence le job qu’il a encore. D’après les gens qui le connaissent depuis vingt ans, un type sans histoires.

« Durant sa précédente arrestation, nous avons pratiquement démonté sa maison. Tout ce que nous avons trouvé c’est une machine à ronéotyper et des tracts imprimés par lui, ainsi que les listes des gens que nous connaissions déjà, des types, eux aussi, touchés par l’épidémie.

« Bien entendu, White a été suivi nuit et jour, surveillé à son travail. Sa nouvelle secrétaire appartient à nos services. Il n’a reçu aucune somme d’argent de provenance inconnue.

« Rien ! Il n’y a rien qui puisse nous expliquer la transformation de Lester White.

« Nulle part, d’ailleurs, nous n’avons trouvé trace d’une infiltration quelconque d’agents de propagande. De toute façon, il en faudrait un tel paquet que ça ne passerait pas inaperçu. »

Malko demanda alors :

— Vous dites que vous n’avez trouvé trace d’aucun contact, ni d’aucun propagandiste. Pourtant cet après-midi, j’ai vu des gens qui agissaient visiblement de façon concertée…

L’autre leva la main.

— Attention ! J’ai parlé de propagande d’origine extérieure. En réalité tout se passe comme si, un beau matin, certaines personnes se réveillaient communistes. C’est là le mystère. Parce que nous ignorons pourquoi elles le deviennent.

« Mais à partir de ce moment-là, ils agissent au grand jour. Lester White, par exemple, a commencé par aller consulter tous les ouvrages sur le communisme de la bibliothèque de South San Francisco. Là, il a rencontré un autre type qui, lui, a eu l’idée d’écouter des émissions de radio communistes sur les ondes courtes. Et ainsi de suite. Comme tous ces gens se trouvent dans la même zone, ils se connaissent parfois, voyagent souvent ensemble, ont des contacts.

« Ils ont fini par organiser des cellules, même par éditer des journaux clandestins. Un de nos agents a découvert que plusieurs d’entre eux, à Monterey, avaient organisé une permanence pour écouter le bulletin diffusé en anglais par l’Agence TASS.

« À partir d’un certain stade tout est logique. Ce qui ne l’est pas c’est que 20 % de la population de ce coin se soit soudainement autodéterminée pour le communisme le plus virulent. Et le cas de White n’est qu’un exemple : je pourrais vous en citer des dizaines d’autres. Je vous ai décortiqué celui-là pour que vous soyez fixé. »

Il se rassit et alluma nerveusement une cigarette. Un à un les gens du F.B.I. quittèrent la pièce, emportant leurs dossiers. Seul resta celui qui avait commenté la carte. Il s’approcha de Malko et dit à brûle-pourpoint :

— Je suis le capitaine Gray, du F.B.I. J’ai entendu parler de vous. Vous êtes S.A.S., n’est-ce pas ? Vous venez vous foutre dans un sacré merdier.

Malko plissa ses yeux d’or, dans un sourire amical.

— Je ne veux pas marcher sur vos brisées, dit-il. Je ne sais pas moi-même ce que je peux faire.

L’autre haussa les épaules.

— Mon vieux, même si vous étiez le diable, vous seriez le bienvenu, si vous pouviez nous aider.

— Je suppose que vous avez vérifié l’activité des agents étrangers connus, demanda Malko.

— Bien sûr. D’ailleurs il n’y a pas grand-chose sur la Côte Ouest. Vous savez, un réseau cela se remarque, et je vous répète que nous n’avons trouvé aucune trace de contacts avec qui que ce soit.

Malko le croyait. Le F.B.I. n’avait pas la réputation de travailler à la légère.

Le capitaine Gray remit sa veste et s’en alla, laissant Malko perplexe. Le F.B.I. avait beau avoir passé l’histoire au peigne fin, il devait y avoir une explication.

Après l’atmosphère pesante du bureau de Richard Hood, Malko fut heureux de retrouver l’air frais des rues de centre. Il était à deux pas de California Street. Il regarda sa montre : dix heures et demie. Subitement, il fut contrarié. Lili Hua n’aurait certainement pas attendu. Pourtant, après la journée qu’il venait de passer, il avait sérieusement besoin de détente. Le lendemain, il irait à Los Angeles voir l’ami de l’amiral Mills, le major Fu-Chaw. Peut-être lui donnerait-il une piste.

En entrant au Mark Hopkins, Malko était d’une humeur de chien. Il n’avait pas trouvé de taxi et la pente vertigineuse de California lui avait donné l’impression de grimper l’Everest. Et, en plus, sa soirée était certainement fichue. Un coup d’œil dans le hall le réchauffa d’un coup.

Plongée dans la contemplation d’une vitrine de chaussures, Lili Hua lui tournait le dos.

Il s’approcha doucement et dit :

— Bonsoir. Je suis confus d’être tellement en retard !

La Tahitienne se retourna d’un bloc, tout son visage éclairé d’une joie réelle.

— Oh ! j’avais si peur que vous ne veniez pas.

Elle avait troqué l’uniforme de Hertz pour une robe chinoise fendue sur la cuisse, avec une petite veste assortie. Même avec de très hauts talons, elle n’arrivait qu’à peine à l’épaule de Malko. Elle n’eut pas un mot de reproche pour les deux heures de retard. Il la sentait sincèrement heureuse de le voir.

— Mais qu’avez-vous fait pendant deux heures ? demanda-t-il.

— J’ai regardé les chaussures, dit Lili Hua.

Elle eut un petit rire cristallin.

— J’aime les chaussures. Quand je serai riche, je m’en achèterai une paire en crocodile, comme celles de la vitrine. A Tahiti, j’ai toujours rêvé d’avoir de jolies chaussures.

Ils allèrent au garage et Malko lui ouvrit la portière de la Mustang. Dix minutes plus tard, ils étaient assis au restaurant Grotto sur le Fishermanwharf. Lili entreprit de picorer un steak de barracuda tandis que Malko prenait un homard grillé. Le tout agrémenté d’un rosé de Californie.

À la fin du repas, Malko savait tout de Lili Hua. Même le nom de son premier amant, un Français qui s’appelait Marc. Elle avait tout juste quinze ans. Elle parlait de l’amour avec une grande simplicité et l’expression de ses grands yeux noisette laissait supposer que ses actes ne démentaient pas ses paroles. Quand elle eut fini de raconter sa vie, elle assaillit Malko de questions avec la même candeur. Elle rit quand il lui dit qu’il était célibataire.

— À votre âge, dit-elle, tous les Américains sont mariés et divorcés. Ils ont tous des problèmes. Moi, je n’aime pas les hommes qui ont des problèmes.

Malko approuva gravement. Il avait dit à Lili qu’il était à San Francisco pour affaires, sans préciser.

En sortant du restaurant Lili prit la main de Malko dans la sienne.

— Emmenez-moi danser, dit-elle. J’ai envie de danser avec vous. Vous sentez bon.

Dans la voiture, avant qu’il ne démarre, elle vint se pelotonner contre lui, l’embrassa dans le cou et murmura : « Je suis bien. »