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Pourtant, aux dires de Fu-Chaw, c’était un des meilleurs « chinois » de Los Angeles.

L’estomac plein, Fu-Chaw fut repris par son tic : il clignait des yeux comme un hibou en folie, à toute vitesse.

Malko l’observait derrière ses lunettes noires. En venant à Los Angeles, il avait obéi à son intuition. Apparemment, il n’y avait aucun lien entre le document dont Fu-Chaw devait lui parler et « l’épidémie ». Mais Malko était persuadé que la Chine était derrière cette histoire. Or Fu-Chaw était chinois.

De plus, il ne voyait pas comment faire démarrer son enquête sur l’épidémie proprement dite. Le F.B.I. avait creusé le problème avec des moyens énormes, sans résultat.

Quand il aurait reconnu son erreur – si vraiment Fu-Chaw et son document n’avaient rien à voir avec son affaire – il serait toujours temps de se frapper la poitrine et de reconnaître que l’amiral Mills avait raison.

— Regagnons mon bureau, proposa le Chinois à Malko, nous y serons plus tranquilles pour bavarder.

Malko ne discuta pas. Il était avec Fu-Chaw depuis deux heures et n’avait encore pu placer un mot de ce qui l’intéressait. Quand on parle de la patience des Asiatiques c’est plutôt celle des gens qui ont affaire à eux qui est admirable…

Seulement Fu-Chaw était un personnage important. L’amiral avait bien recommandé à Malko de ne pas le brusquer :

— Il est persona grata auprès de Tchang Kaï-chek lui-même et de tout le lobby chinois à Washington. Il a dû tremper dans tous les trafics du Kuomintang.

Officiellement, le major Fu-Chaw tenait un commerce de perles d’ameublement. Il régnait sur une vingtaine d’ouvrières chinoises qui enfilaient des perles de toutes les couleurs huit heures par jour pour en faire des tentures ou des motifs de décoration.

Fu-Chaw, bien que n’ayant pas porté un uniforme depuis vingt ans, était officier de l’armée nationaliste chinoise. Il était même le chef pour la Côte Ouest des États-Unis, du « 2e Tsou », c’est-à-dire du Service de contre-espionnage du maréchal Tchang Kaï-chek. A ce titre, il collaborait avec la C.I.A. et parfois avec le F.B.I.

Il avait la haute main sur la population asiatique de San Francisco, Los Angeles et San Diego. De temps à autre il signalait un agitateur au F.B.I. mais retombait dans la poussière des mystérieux et volumineux rapports adressés à ses chefs directs, à Formose. Il vivait confortablement, dans une grande maison de North Hollywood, sur la colline, au-dessus de Hollywood Boulevard. Les agents de la C.I.A. qui l’avaient approché avaient eu l’impression qu’il tirait au maximum d’argent de sa sinécure et se souciait peu de se créer des problèmes.

Les mauvaises langues de la C.I.A. disaient même que Fu-Chaw avait monté une chaîne d’infiltration d’agents en Chine communiste qui fonctionnait si bien qu’on n’avait jamais revu aucun des agents « infiltrés », via Hong-kong et Canton. Heureusement, ce n’était que des Chinois et Formose semblait trouver la chose toute naturelle.

Malko songeait à tout cela en suivant la silhouette rondelette de Fu-Chaw hors du restaurant. Le Chinois lui faisait une curieuse impression. Extérieurement, c’était une boule de graisse ; sa main ressemblait à une méduse et les plis de son cou cachaient le col de sa chemise. Mais ses petits yeux noirs pétillaient d’intelligence. Il se dégageait du personnage une impression d’efficacité qui jurait avec sa réputation.

Les deux hommes parcoururent à pied les cent mètres les séparant de la boutique peinte en noir à la vitrine pleine de perles multicolores.

Fu-Chaw guida Malko dans le petit escalier en colimaçon qui menait au premier étage. Ils se retrouvèrent dans un confortable bureau où ils s’assirent tous les deux dans de profonds fauteuils de rotin. Malko n’avait pas enlevé ses lunettes. Pour amorcer la conversation, il posa une question indiscrète.

— D’où tenez-vous votre chevelure de neige, major ?

Fu-Chaw eut une crispation imperceptible et ses yeux battirent plus vite, mais son sourire fut presque amical :

— J’ai éprouvé un choc émotif très violent, il y a longtemps. Mes cheveux ont blanchi en une nuit…

En fait de choc émotif, il avait bien failli être le dernier pour Fu-Chaw. Cela se passait à Shanghai, en 1938. Les armées de Tchang Kaï-chek venaient de reprendre la ville et liquidaient les milices et les organisations communistes. Fu-Chaw en faisait partie. Il avait été arrêté par la police du Kuomintang et condamné à mort.

Afin d’infliger aux sympathisants communistes une terreur salutaire, le Kuomintang menait ses exécutions d’une façon un peu particulière : on jetait les prisonniers par grappes dans des chaudières de locomotives… C’était une méthode très propre qui frappait beaucoup l’imagination.

Fu-Chaw avait tenu le coup jusqu’au moment où il avait vu la vapeur blanche fuser de la trappe où deux géants allaient le jeter.

Un officier de Tchang Kaï-chek assistait à toutes les exécutions. Fu-Chaw, mû par le courage du désespoir, avait réussi, traînant ses bourreaux, à se rapprocher de lui. Il connaissait, avait-il juré, tout un réseau de poseurs de bombes communistes. Qu’on le laisse vivre un tout petit peu et il mènerait les honorables policiers jusqu’à eux. Il rachèterait ainsi ses erreurs. L’officier avait hésité et Fu-Chaw avait déjà la vapeur brûlante dans les yeux quand on l’avait rejeté en arrière… C’est à ce moment que ses cheveux avaient blanchi.

Après, cela avait mieux marché. Il avait guidé une des sections spéciales dans un quartier pauvre et leur avait désigné une vingtaine de jeunes gens. Tous avaient été arrêtés, en dépit de leur dénégation. L’après-midi même, ils passaient dans les chaudières. Seul, Fu-Chaw savait qu’aucun d’eux n’était communiste. C’étaient seulement ses anciens camarades de classe… Il s’était fait une raison en pensant que les inondations du Yang-tsé tuaient beaucoup plus de monde que ça.

Pour prolonger son sursis, il s’était proposé comme « mouton ». C’est-à-dire qu’on le jetait dans une cellule où se trouvaient d’autres suspects et qu’il devait les faire parler. Pour donner plus de vérité à son rôle, les agents de Tchang le torturaient un peu avant, lui écrasant les parties sexuelles entre deux planchettes de bambou. En dépit de ces menus inconvénients, Fu-Chaw était resté en vie. Il s’était fait beaucoup d’ennemis à cette époque, mais heureusement, ils mouraient très vite.

Son zèle avait plu. De torturé il était passé tortionnaire. Son don d’adaptation avait fait merveille. Il se chargeait de toutes les besognes un peu délicates – femmes enceintes, enfants, vieillards, blessés – qui ennuyaient ses collègues. Et à la fin de la campagne, il était sous-lieutenant.

Demeuré dans les Services de Renseignements, d’abord en Chine continentale, puis à Formose, il avait demandé un poste à l’étranger le jour où une liste d’hommes dont la tête était mise à prix par le gouvernement de Pékin lui était tombée sous les yeux. Il y était en très bonne place, avec un prix intéressant : 5.000 dollars.

Malko en avait assez de tourner autour du pot.

— L’amiral Mills m’a dit que vous possédiez dans vos dossiers un mystérieux document chinois qu’on avait été incapable de traduire, dit-il.

Fu-Chaw agita ses mains grassouillettes et sourit.

— Oh, il n’y a rien de mystérieux. Et le texte a été traduit par mes soins. C’est assez banal et ne méritait pas qu’on déplace un homme aussi important que vous.