L’œil de Fu-Chaw avait eu un éclair rapide et il avait fait remarquer :
— Je crois qu’il s’agit d’une affaire dont je me suis occupé moi-même il y a quelques mois, également sur la demande de la C.I.A. La traduction que j’en avais fait faire n’a pas dû paraître suffisante. Je vous souhaite sincèrement de faire mieux.
Jack le sentit vexé et l’assura que ses modestes connaissances ne suffiraient certainement pas.
Ils se replongèrent d’un commun accord dans le porc découpé en petits cubes.
L’enveloppe contenant le texte était toujours dans le bureau de Jack. Il avait préféré profiter des premiers beaux jours et avait appris en Orient que le temps comptait moins qu’on ne le pensait.
Il descendit Park Presidio Boulevard, pris dans une file de voitures, passant la grande flaque pompeusement appelée Mountain Lake et tourna à droite dans California Street, interminable et vallonnée. Au bout il y avait Chinatown. Attendri, il suivit un moment un petit tramway à câbles qui grimpait Nob Hill en bringuebalant. Les pieds dans le vide, des couples d’amoureux s’embrassaient sur les banquettes transversales.
Grant Street, la rue principale de Chinatown, ruisselait de néons en caractères chinois et anglais. Devant un cinéma un gamin, d’une voix aiguë, vendait des journaux chinois.
Jack gara sa Plymouth presque en face de la teinturerie Chong.
La boutique était déserte, et Jack en fut un peu surpris. D’habitude, c’était une cohue aimable et piaillante. Chong repassait derrière le comptoir. Il lâcha son fer pour s’incliner devant Jack et ils échangèrent leurs saluts rituels. Les yeux baissés, Chong assura Jack qu’il priait jour et nuit pour que les Sept Félicités comblent tous ses vœux. L’Américain n’en demandait pas tant.
— Tu n’as pas vendu mon complet pour t’acheter une pipe, vieille canaille ? interrogea-t-il.
Chong découvrit des dents encore plus jaunes que sa peau, repoussant avec horreur une telle éventualité et disparut dans l’arrière-boutique.
Il ressortit, tenant solennellement à bout de bras le costume de shantung gris de Jack. Le tissu était brillant et bien repassé.
Jack entra dans la minuscule cabine de déshabillage qui servait de salle d’attente à ceux qui n’avaient qu’un seul costume et il se changea rapidement. Le vêtement qu’il enfila sentait le propre et semblait avoir été parfumé avec une de ces essences dont les Chinois ont le secret. Délicate attention, pensa Jack.
— On va se prendre un chop-suey[1] ? proposa-t-il. Il est huit heures moins le quart, tu n’auras plus beaucoup de clients maintenant…
Chong secoua la tête.
— J’ai encore beaucoup de repassage, protesta-t-il. Et j’attends un ami.
— Ah bon, fit Jack, déçu.
Il n’aimait pas dîner seul. Chong lui racontait tous les petits potins du quartier et ça le distrayait. Mais le Chinois devait avoir envie d’une pipe d’opium dans la fumerie qui se trouvait au-dessus de la boutique de fruits.
— À la semaine prochaine, alors, dit-il.
— Hé, monsieur Jack !
Il se retourna. Chong le regardait, l’air gêné.
— Oui ?
— Ça fait 1 dollar 50.
Jack fronça les sourcils. C’était bien la première fois que Chong lui réclamait de l’argent. Il réglait quand il en avait envie et d’ailleurs il avait payé son arriéré la dernière fois.
— Je suis fauché, expliqua Chong avec un sourire triste. J’ai perdu au Mah-jong.
— Tu veux que je te prête 20 dollars ?
Jack avait déjà la main dans la poche. Mais Chong agita ses petits doigts fébrilement.
— Non, non, je ne saurais comment vous les rendre…
Agréablement surpris par ces scrupules, Jack tendit un billet de cinq dollars.
Chong fit tinter son tiroir-caisse et rendit la monnaie à Jack. Celui-ci enfourna les billets pliés dans sa poche et le salua.
Dehors, l’air sentait la soupe chinoise. Ce n’était pas encore l’heure des touristes et toutes les ménagères du quartier faisaient leurs achats dans la grande épicerie à côté de la boutique de Chong.
Jack adorait se replonger dans la foule orientale. À chaque visite chez le teinturier, il flânait une demi-heure le long des vitrines de pacotille, des kimonos japonais à trois dollars et des faux jades fabriqués dans les caves de Powell Street.
Il était à cent mètres environ de la boutique de Chong quand il sentit une présence derrière lui. Une sensation indéfinissable le fit se retourner.
Le visage lunaire d’une commère chinoise le contemplait sans le voir. Elle le heurta et continua son chemin, un cabas plein de légumes bizarres accroché à son bras. Jack dut baisser les yeux pour trouver la « présence » : un magnifique chat noir.
Il s’arrêtait déjà pour caresser l’animal lorsqu’il eut un geste de recul : le chat avait une allure curieuse. Ses poils étaient hérissés et il poussait une sorte de feulement continu. Pourtant il ne chercha pas à mordre la main tendue vers lui. Au contraire, il se mit à la lécher furieusement, d’une langue rose et râpeuse.
Jack sourit : c’était tout simplement un minet en chaleur. Il avait de la chance d’avoir échappé au cuisinier de Sam-Wo, le restaurant en face de Chong, où l’on faisait le ragoût de chat comme à Hong-Kong. Un délice pour les palais exercés, surtout la cervelle.
Peu concerné par ces horribles pensées, le minet se frottait de plus belle contre Jack. Quand celui-ci se redressa après une dernière caresse, le chat lui emboîta le pas, se faufilant entre les jambes des passants. Il semblait inexplicablement attiré par l’Américain.
Jack flâna encore un peu. Il n’avait pas remarqué que le chat le suivait toujours. Avec un peu de nostalgie, il lorgnait les jeunes filles vêtues à l’européenne. Combien la jupe fendue à mi-cuisse avait plus de charme…
Il arrivait au carrefour de Colombus Avenue, où commençait le district italien. Il fit demi-tour pour rejoindre sa voiture. Toutes les enseignes lumineuses étaient maintenant allumées donnant à Grant Street un air de Hong-Kong.
Le chat noir miaula et fit mine de s’élancer sur Jack. Mais le brusque demi-tour de celui-ci lui fit manquer son élan. Ses pattes de devant retombèrent doucement sur l’asphalte et il fit demi-tour, lui aussi…
A l’angle de Grant et de Pacific Avenue, il y avait un grand cinéma en forme de pagode. Jack pénétra dans le hall et s’attarda devant les photos. On jouait un film en chinois, une histoire de mandarins en costume ancien. Brusquement cela le tenta. Après tout, il n’avait rien de très urgent à part son fichu document à traduire.
Pendant qu’il réfléchissait, deux Chinois le frôlèrent et allèrent jusqu’à la caisse.
Ils n’achetèrent pas de billet, échangèrent quelques mots avec la caissière et repartirent, bousculant presque Jack qui s’approchait à son tour de la cage vitrée.
— Une place, s’il vous plaît, demanda-t-il en anglais.
La Chinoise entre deux âges secoua la tête comme si elle ne comprenait pas.
Il répéta sa demande en cantonais.
Les yeux de la caissière papillonnèrent de surprise, et, après une seconde de silence elle répliqua d’une voix aiguë :
— Il n’y a plus de place maintenant. Il faut revenir dans deux heures.
C’était manifestement un mensonge. Mais Jack avait trop pratiqué l’Extrême-Orient pour insister. Après tout, c’était un théâtre chinois. Il y avait peut-être une de ces mystérieuses séances de Société Secrète dont les Jaunes raffolent.
En ressortant, il vit le chat.
L’animal ouvrait des yeux immenses. Sa queue battait ses flancs nerveusement. Il regardait Jack comme un Hindou regarde la statue de Vishnou. Il eut un frémissement de l’arrière-train et Jack comprit qu’il allait sauter sur lui. Instinctivement, il envoya le pied en avant.