Ce raisonnement spécieux lui fit faire la grimace et il s’assit au bureau afin de rédiger un court rapport pour l’amiral Mills. Les notes de frais passaient à condition d’être accompagnées d’un rapport. Et le costume perdu dans « l’accident » valait trois cents dollars.
En résumant les faits, il réfléchissait. En écartant l’hypothèse improbable où il aurait été suivi depuis Washington : une seule personne avait pu deviner qu’il irait chez Jack Links : le major Fu-Chaw. À moins que la maison de Links n’ait été surveillée par ceux qui l’avaient tué. Peu vraisemblable, puisque la mort avait été classée.
Une chose était certaine : il n’avait pas rencontré Laureen par hasard. Avec un peu moins de chance, il serait maintenant à la morgue de San Francisco. Un autre accident à classer.
On frappa.
Malko se leva et s’écarta prudemment de la porte. C’était si facile de vider un chargeur à travers un panneau de bois…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— C’est nous.
Devant l’accent du Middle West de Brabeck, il ouvrit. Les deux gorilles étaient là, inquiétants et solennels.
— On l’a trouvé, firent-ils en cœur. Il s’appelle Chong et c’est dans Grant Street.
— Il a une sale gueule, ajouta Jones ; mais on n’y a pas touché. On lui a seulement dit qu’on était des copains à Jack Links et qu’on avait trouvé un ticket de blanchisserie chez lui.
— Mon Dieu, soupira Malko. Et vous ne lui avez pas dit aussi que vous étiez de la C.I.A. ? Jack Links ne prenait jamais de ticket de blanchisserie…
Les gorilles échangèrent un regard penaud.
— Tant pis, fit Malko. Links est parti de chez lui vers huit heures ; à dix heures, il était mort. La seule personne qui l’ait vu sûrement avant sa mort c’est ce teinturier.
Pendant dix minutes, les gorilles l’écoutèrent. Puis, Malko prit son complet le plus froissé, l’enveloppa et sortit, suivi des deux hommes.
Malko dut écarter une poignée de commères pour parvenir au comptoir de Chong. En face du Chinois, il dit :
— Je suis un ami de Jack Links. Il m’a souvent parlé de vous. Jack est venu vous voir, je crois, juste avant sa mort.
Deux petites gouttes de sueur perlèrent aux tempes du Chinois. Il dévisagea Malko avec des yeux affolés, et dit dans un anglais sifflant et cahoteux :
— C’est vrai, monsieur Jack, très gentil… Beaucoup dommage mourir… Très vieux, n’est-ce pas ?
— C’est la vie, conclut Malko, souriant.
Les commères s’étaient tues. Chong, dans un sourire figé montrait des crocs presque aussi dorés que les yeux de Malko.
— Justement, continua Malko, j’ai un costume à nettoyer. Vous pouvez me le faire comme si c’était pour ce pauvre Jack…
Le Chinois faillit avaler ses chicots, ce qui n’aurait pas manqué de déclencher chez lui une septicémie foudroyante. Il prit le costume de Malko comme si c’était un sac plein de serpents.
— Pour ce soir, demanda Malko, c’est possible ?
Chong hocha la tête affirmativement. Malko salua et sortit. A travers la vitrine d’un marchand de souvenirs, il aperçut Jones et Brabeck, un appareil photo sur le ventre, un sac de toile dans la main gauche et la main droite enfoncée dans le veston. Prêts à tout.
Quand Malko sortit de chez Chong, ils lui emboîtèrent le pas. Dans chacun de leurs sacs de toile, il y avait un mignon assortiment permettant de monter rapidement un pistolet-mitrailleur ultraléger, triomphe des alliages spéciaux…
Dans la foule de Chinatown, Chris Jones et Milton Brabeck n’étaient pas à l’aise. Ils regardèrent avec dégoût l’éventaire d’un épicier chinois débordant de légumes inconnus.
Derrière Malko, ils remontèrent jusqu’à California Street. Au coin de la rue, il y avait une magnifique pagode peinte en rouge, abritant une compagnie d’assurances. On se serait cru à Pékin.
En remontant vers le Mark Hopkins, Malko pensait au teinturier. Après l’attentat dont il avait été victime, Malko sentait que Jack Links n’était pas mort naturellement. Mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont le vieillard avait pu être supprimé. C’était en tout cas assez astucieux pour que personne n’ait rien soupçonné. Malko aurait donné cher pour connaître la signification du mystérieux message contenu dans la pièce truquée. Peut-être était-ce le lien entre tous ces événements bizarres.
Comme il avait du temps, il bifurqua dans Stockton Street, qui continuait Chinatown de l’autre côté de California. Les boutiques étaient beaucoup plus luxueuses. Il y avait surtout des bijoutiers et des marchands de soieries.
Malko tomba en arrêt devant une pièce de shantung exposée dans un petit magasin tout rouge. Puis son regard glissa sur la vitrine voisine.
C’était une banque. La banque du Sud-Est asiatique. Comme toujours en Amérique, les employés travaillaient à la vue du public, assis chacun à un petit bureau. Or, à trois mètres de Malko, derrière la glace, se trouvait Laureen, penchée sur ses papiers.
Il n’était pas encore revenu de sa surprise lorsqu’elle leva les yeux. Son regard croisa le sien sans aucune expression et elle se replongea dans son travail.
Malko en fut profondément vexé : cette fille avait voulu le tuer et elle ne lui prêtait pas plus d’attention qu’à une mouche sur une vitre. Il recula un peu puis rejoignit Jones et Brabeck pour leur expliquer ce qui se passait.
— Je vais y aller, dit Malko ; je ne sais pas ce que c’est que cette banque. Restez dehors. Tout est en verre, je ne risque pas grand-chose.
Jones se planta sur le trottoir en plaçant la porte dans sa ligne de tir. Une division mandchoue ne l’aurait pas intimidé.
Malko entra dans la banque.
Il y avait une dizaine d’employés au travail, dont la moitié de race blanche. Malko alla droit au bureau de la Chinoise et s’assit en face d’elle comme un client. Elle leva les yeux, eut un sourire commercial et demanda d’une voix égale :
— Que puis-je faire pour vous ?
Malko en resta baba. Un sang-froid comme ça c’était rare.
— Vous m’avez déjà oublié ? demanda-t-il, aussi calmement qu’il le put.
— Pardon ? fit-elle.
— Vous êtes arrivée en retard à notre rendez-vous, l’autre soir, continua Malko.
Le visage de la Chinoise se glaça encore davantage. Elle toisa Malko :
— Si c’est une plaisanterie, monsieur, je ne comprends pas. Et j’ai beaucoup de travail.
Il ôta ses lunettes pour la regarder de plus près. Il n’y avait aucun doute, sa fabuleuse mémoire ne pouvait le tromper. C’était elle.
— Écoutez, fit Malko, il s’agit peut-être d’une coïncidence extraordinaire. Voulez-vous répondre à une question : oui ou non, étiez-vous hier vers 3 heures à Sausalito, au restaurant Le Trident ?
Elle regarda Malko d’un air indéfinissable et scanda :
— C’est complètement ridicule. Hier j’étais ici, comme tous les jours de 9 heures à 5 heures. Maintenant voulez-vous me laisser ?
Elle se replongea dans ses papiers, ignorant Malko. Celui-ci remit ses lunettes, se leva et se dirigea vers le fond de la salle où se trouvait une cage en verre avec un bureau un peu plus important. Probablement celui du fondé de pouvoir. Malko frappa et entra. L’homme assis derrière le bureau l’accueillit avec un sourire. C’était un type d’une trentaine d’années, très « jeune cadre », les cheveux courts et à peu près autant de vice qu’un mur bien plat.