Deux coups de feu claquèrent. Chris Jones et Milton Brabeck tiraient à qui mieux mieux. Mais un chat c’est plus difficile à abattre qu’un bonhomme…
Malko n’hésita pas. Retirant sa veste, il la jeta vers le chat. Celui-ci sauta dessus et commença à la lécher voluptueusement, en ronronnant de plaisir.
Profitant de cette immobilité, les deux gorilles tirèrent en même temps. La tête du minet vola littéralement en éclats, projetant des morceaux d’os, de cervelle et de poils à trois mètres.
Il lui restait une étincelle de vie car le corps sans tête bondit sur le trottoir en direction des trois hommes.
Chris Jones devint verdâtre et fonça dans la première boutique ouverte, pistolet au poing, suivi de Malko et de Brabeck.
L’impassibilité orientale n’est qu’un mythe : leur arrivée déclencha une panique de fin du monde.
Le caissier ventru tomba à genoux et embrassa le pantalon de Chris Jones en précisant qu’il nourrissait cinq enfants. Une vendeuse s’affala dans une pile de soieries pendant que Brabeck vomissait en contemplant, horrifié, les derniers soubresauts du chat sur le trottoir.
Seul, Malko resta très digne.
Il fallut dix bonnes minutes pour dissiper le quiproquo.
Il était temps. Une voiture de police stoppait devant la boutique, attirée par les coups de feu. Il y eut un quart d’heure d’explications devant une foule jaune, muette et réprobatrice. Richard Hood dut intervenir personnellement au téléphone pour qu’on laisse partir les trois hommes.
Sur l’ordre de Malko, Jones enveloppa le cadavre du chat dans un kimono et l’emporta.
Une fois dans la chambre, Jones mit l’animal au frais dans le lavabo et pendant cinq minutes on n’entendit plus que le glouglou des gorilles se repassant l’unique bouteille de J and B.
Ensuite Malko appela le laboratoire de la police afin d’obtenir une analyse toxicologique des griffes du chat. Au fond il était assez content ; il avait élucidé le mystère de la mort de Jack Links et tenait un plus-que-suspect. Dans l’excitation de la chasse il en oubliait le danger. Sa désinvolture naturelle lui faisait savourer le moment présent et n’imaginer jamais que la mort des autres…
— Demain matin, dit Malko, nous irons rendre visite à M. Chong… Ce soir, sa boutique est fermée.
— Une vraie visite de politesse, souligna Jones, sinistre.
Malko était maintenant certain que le cryptogramme chinois était la cause de la mort de Jack Links. Sa signification devait être vitale pour ceux qui l’avaient abattu. Donc Fu-Chaw risquait d’en savoir long sur cette histoire. On revenait toujours à lui…
Bien sûr. Cela n’avait rien à voir avec l’épidémie. Du moins en apparence. Car Malko avait maintenant la preuve qu’il existait à San Francisco un réseau clandestin et que la pièce avait certainement un rapport avec ce réseau. Autrement on n’aurait pas tenté de le tuer.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Jones.
— Allez vous coucher, dit Malko, j’ai un rendez-vous personnel.
— Encore des mamours avec un chat fou, dit Jones dégoûté.
— Pas tout à fait, dit Malko. Mais je vais quand même vous donner l’adresse où je me rends. Si je ne suis pas là demain matin, vous pourrez toujours venir chercher mon cadavre.
Il était ennuyé d’avouer aux gorilles qu’il allait retrouver Lili mais il éprouvait une furieuse envie de se laver le cerveau, d’oublier le danger qui le guettait. Il donna l’adresse de Lili Hua à Jones et sortit, après avoir glissé dans sa ceinture son pistolet extra-plat. Il valait mieux être prudent.
La Ford crème que Hertz lui avait donnée en remplacement de la Mustang détruite était au garage. Il la prit et tourna tout de suite dans Mason Avenue.
En rejoignant Van Ness Avenue, il vit plusieurs vitrines brisées et des débris jonchant le trottoir. Des émeutes avaient eu lieu dans l’après-midi. Des manifestants avaient voulu pendre en effigie le Président… Les journaux du soir étaient remplis de cette histoire. Encore la mystérieuse épidémie.
Telegraph Hill, une des collines de San Francisco, entre le port et le Presidio est dominée par la « Coit Tower », étrange tour de forme phallique, violemment éclairée de nuit, dont la présence dans une ville aussi extérieurement puritaine que San Francisco est assez étonnante.
Malko se guida sur elle pour trouver Telegraph Place, une rue pavée à l’ancienne, descendant vertigineusement en lacets à travers Telegraph Park. La rue était bordée de maisons vieillottes en brique rose, d’un ou deux étages seulement, donnant sur la Baie.
Au premier étage du 5947, il y avait une fenêtre allumée. Le reste de la maison était éteint. Malko inspecta la rue. Personne. Il gara la Ford un peu plus bas et la ferma à clef. Puis il entra dans le couloir sombre.
CHAPITRE VII
Plusieurs éléphants roses passèrent lentement au fond de la chambre, levant joyeusement leur trompe pour saluer. Au fur et à mesure, ils s’enfonçaient dans le mur. Malko se fit la réflexion que la maison était vraiment solide.
Un animal de race indéterminée, mais d’un très joli mauve, gambada un instant derrière les éléphants puis s’évanouit aussi vite qu’il était venu.
Il fut remplacé par une créature de rêve : une femme longue et sinueuse comme une liane, aux traits hiératiques de princesse d’Asie, qui avança vers Malko en ondulant et immobilisa une cuisse fuselée et brune à proximité de sa main, dévoilée par l’échancrure d’une robe chinoise.
La suite se passa dans un nirvana brumeux et multicolore. Deux longues mains terminées par des griffes rouges recourbées dansèrent un ballet érotique autour du corps de Malko, le dépouillant de ses vêtements comme par miracle. Elles tournèrent et virevoltèrent, déclenchant à chaque frôlement un délicieux fourmillement. Quand chaque muscle de Malko fut tendu comme une corde à violon, l’apparition tournoya, la robe s’envola. Puis le corps parfait se fondit au sien, dans une gerbe d’étincelles aux couleurs irréelles.
Des siècles après, Malko ouvrit les yeux. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre contact avec la réalité. Le corps soyeux et tiède de Lili Hua allongé contre lui l’y aida beaucoup. A l’exception de ses escarpins noirs flambant neufs, elle était nue. La lampe accentuait les reflets cuivrés de sa peau et la rondeur de sa poitrine.
Il passa une main légère sur ses seins et elle ouvrit les yeux en frissonnant. Et Malko retrouva sous ses doigts la sensation extraordinaire des instants précédents.
L’opium continuait à faire son effet. Mais pas assez au goût de la Tahitienne.
Lili Hua roula avec souplesse hors du lit et s’accroupit près du plateau à opium. La petite lampe brûlait toujours. La jeune femme prit la longue aiguille d’argent la passa à la flamme et la trempa vivement dans le flacon contenant la pâte brune.
La boulette grésilla une seconde au-dessus de la flamme, se gonfla. Lili Hua plaça la cloque d’opium dans le fourneau de la pipe.
— Tiens, dit-elle en la tendant à Malko.
Il prit à deux mains l’ivoire travaillé, appliqua sa bouche à l’embout et aspira, gardant la fumée le plus longtemps possible. Enfin, il la rejeta très lentement les yeux fermés. Lili Hua regardait avec attendrissement :
— Tu fumes très bien, remarqua-t-elle.
Malko sourit, flatté. Il avait rarement fumé l’opium, mais toujours avec plaisir. Et il se sentait assez fort pour ne pas céder à la tentation de la drogue.
Encouragée, Lili Hua lui prépara une autre pipe. On n’entendait plus que le grésillement de l’opium et le cliquetis de l’aiguille. On se serait cru très loin, au fond de la Chine.
Les yeux clos, Malko se détendait.