Tout s’était passé merveilleusement bien. Il avait sonné à la porte du premier.
La porte s’était ouverte aussitôt. Lili Hua se tenait devant lui, un doigt sur les lèvres, vêtue d’une robe chinoise de couleur corail, fendue jusqu’en haut de la cuisse. Ses cheveux étaient soigneusement coiffés en chignon et elle portait les escarpins en crocodile. Elle avait embrassé Malko et lui avait pris la main pour le guider à travers un couloir sombre jusqu’à une petite chambre aux murs rouges, meublée en tout et pour tout d’un lit bas et d’une commode.
— C’est chez moi, ici, dit Lili.
Un peu gêné, Malko s’était assis sur le lit.
Elle avait disparu dans le couloir pour revenir aussitôt, portant un petit plateau d’argent qu’elle posa avec soin par terre.
— Mon grand-père est sorti, avait-elle dit. Il ne vient jamais dans ma chambre quand il rentre.
Malko avait ôté sa veste et s’était allongé sur le lit, pendant que Lili s’accroupissait près de lui. La suite avait été un festival d’érotisme dont Malko émergeait à peine.
Lili lui avait d’abord préparé plusieurs pipes. Le goût âcre de l’opium l’avait fait tousser puis la fumée brune l’avait délicieusement engourdi. Peu à peu, il avait eu l’impression que ses nerfs sortaient de sa peau, que sa sensibilité se multipliait par dix mille. Lili suivait les progrès de la drogue dans les yeux d’or de Malko. Elle lui avait donné une dernière pipe et avait commencé à le déshabiller avec une légèreté de fée. Ensuite, elle s’était étendue près de lui. Tous les fumeurs d’opium savent qu’il y a dans l’intoxication, une période aphrodisiaque suivie d’une sorte de nirvana. Lili connaissait cette particularité.
Un peu dégrisé, Malko écoutait le babillage de Lili.
— C’est dommage que tu ne connaisses pas mon grand-père, dit-elle, c’est un homme très savant et très intelligent. En Chine, il avait une position importante avant d’être obligé de se sauver.
Malko dressa l’oreille. Une idée folle venait de lui passer par la tête.
— Sais-tu s’il écrit le mandarin ?
Lili opina de la tête, très fière.
— Bien sûr, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi savant. Il a une pièce pleine de livres. Il sait encore écrire sur du papier de riz avec des pinceaux.
— Je pourrais peut-être faire gagner de l’argent à ton grand-père, dit Malko.
Lili frotta sa joue contre sa poitrine.
— C’est gentil, l’opium coûte cher. Et il n’a pas beaucoup d’argent.
Elle demanda, un peu intriguée :
— Mais alors tu es très riche ?
Malko sourit :
— Pas moi. Les gens pour qui je travaille.
— La grande photo qu’il y a dans la chambre, le château, qu’est-ce que c’est ? C’est là que tu travailles ?
— Non, fit Malko avec une pointe de fierté. C’est là que j’habite.
La révélation coupa le souffle à la Chinoise pour cinq bonnes minutes.
— Je ne savais pas, dit-elle d’un ton presque pathétique, qu’un seul homme pouvait avoir tant d’argent.
Si elle avait su.
Ils restèrent un long moment étendus l’un près de l’autre. Lili Hua parlait de Tahiti, du soleil, de la vie sans problèmes qu’elle avait connue dans l’île. Malko l’écoutait avec un peu de mélancolie. Tout cela était si loin des dangers qu’il courait sans cesse, et la fraîcheur de Lili était si touchante…
Elle lui prit la main dans le noir et la serra.
— Je t’emmènerai à Moorea, murmura-t-elle ; je t’apprendrai à pêcher de gros poissons. Tu seras très beau quand ta peau sera bronzée, avec tes cheveux blonds. Il ne faudra pas trop me tromper…
La vie, la vraie vie, sans complexes, sans complications… Malko déposa un baiser sur l’épaule de Lili et se leva, la tête un peu lourde, mais le corps merveilleusement léger.
— Tu pars déjà ? soupira Lili Hua.
— J’ai du travail, dit Malko. Et je préfère rencontrer ton grand-père dans d’autres circonstances.
Elle l’aida à se rhabiller, laçant même ses lacets, boutonnant sa chemise, vêtue seulement de ses belles chaussures. Quand il fut prêt, elle se colla contre lui et l’embrassa.
— Tu m’aimes un peu ? demanda-t-elle avec inquiétude.
Malko posa ses mains sur ses hanches et lui rendit son baiser. Il éprouvait une étrange tendresse pour Lili. De nouveau, au contact de sa peau, une onde délicieuse se promena dans sa colonne vertébrale et finit en boule dans son estomac. Il faillit étreindre la jeune femme. Mais la pensée des deux gorilles qui l’attendaient, sans doute inquiets, au Mark Hopkins lui donna mauvaise conscience.
Il détacha doucement les bras de Lili. Elle le suivit en trottinant dans sa tenue sommaire jusqu’à la porte. Malko l’embrassa encore dans le cou et la quitta. Le lendemain elle ne travaillait pas. Elle attendrait chez elle qu’il lui téléphone, s’il avait le temps de la voir.
Avant de sortir dans la rue, il inspecta les alentours. Tout était désert. La Ford n’avait pas bougé. Dix minutes plus tard, il était à l’hôtel.
Le hall du Mark Hopkins était désert, à l’exception d’une fille en robe du soir abandonnée par son cavalier, et pleurant sur un canapé. La liftière chinoise avait l’air d’une belette et Malko fixa son regard dans le vague, encore tout imprégné du charme de Lili.
Un rai de lumière filtrait sous la porte de Chris Jones. Malko frappa un coup léger. Le gorille ouvrit immédiatement. Brabeck était vautré dans un fauteuil, en manches de chemise, son Magnum sur les genoux. Une bouteille de whisky à moitié vide était posée devant lui, avec deux verres.
— Il était temps ! dit Jones sombrement ; on allait aller vous chercher. Il est une heure et demie.
Malko leur dit bonsoir et referma la porte sous leur regard réprobateur. La journée allait être chargée. Il s’endormit pourtant en pensant au corps minuscule et parfait de Lili Hua.
Un Chinois qui devient blanc comme un cierge c’est un spectacle à ne pas rater. Et l’honorable M. Tchou-Laï – c’est le nom qu’il avait donné – était positivement cireux. Non sans raison, Chris Jones était appuyé négligemment à la porte de la boutique, interdisant toute sortie ; Milton Brabeck, flegmatique, était en train d’enfoncer dans le ventre replet du Chinois la pointe d’un poignard de parachutiste de vingt centimètres de long.
— Tu fais aussi le stoppage ? demanda Milton, sérieux comme un pape. Parce que tu vas avoir besoin de quelqu’un de qualifié pour te recoudre cette mignonne boutonnière…
Le Chinois gargouilla. Milton l’avait coincé dans la cabine de déshabillage et enfonçait la lame millimètre par millimètre. Fasciné comme par un reptile, le Chinois se contentait de gémir et de se tortiller.
— Attends, fit Jones, jovial ; je branche le fer. On va lui repasser la gueule. C’est souverain contre les pertes de mémoire.
— Je préfère l’épingler au mur, dit Milton. C’est plus joli. Et puis comme ça il va bouger un bon moment.
— Mais enfin, qu’est-ce que je vous ai fait ? gémit le Chinois. Je suis un honnête commerçant…
— Toi peut-être, mais pas Chong…
— Vous n’en tirerez rien, dit Malko en sortant de l’arrière-boutique.
Il avait fouillé parmi les tas de vêtements sales sans trouver le moindre indice.
Ils étaient arrivés à la boutique dès l’ouverture. Mais Chong n’était pas derrière le comptoir. C’était un petit Chinois pansu comme un Bouddha qui clignotait derrière des lunettes de soudeur.
— M. Chong, il est pas là, avait-il dit. Je suis son cousin. Je remplace, je fais même service.
— Ah, tu fais le même service, mon salaud, avait ricané Chris.
Tranquillement, il avait accroché à la vitrine l’écriteau « Fermé » et donné un tour de clef à la serrure. Puis il avait commencé l’interrogatoire.