Heureusement, l’Oldsmobile s’engagea dans un chemin de terre menant à un groupe de hangars au bord de l’eau. Milton passa devant le chemin, guignant du coin de l’œil. Le chemin était un cul-de-sac. Mais impossible de suivre. Le terrain était plat comme une nourrice sèche. Milton continua sur Bayshore Highway qui rejoignait l’autoroute un peu plus loin. Au croisement, il y avait une cabine téléphonique. Le gorille stoppa, fouilla fiévreusement ses poches et trouva une dîme. Dieu était avec lui.
Si Chris n’était pas complètement abruti par les coups reçus, il serait dans sa chambre, près du téléphone, en train d’aiguiser sa rapière.
La sonnerie n’eut pas le temps de sonner deux fois.
— Nom de Dieu, fit Chris, où es-tu ? On arrive.
— Qui ça « on » ?
Chris ricana, satisfait :
— Ben, une douzaine de voitures de patrouille, peut être bien quelques motards et un petit camion de gardes nationaux avec une poignée de mitrailleuses.
— T’as pas un porte-avions, aussi ? fit Milton, glacial. Tu sais pas que la guerre est finie. Si tu viens avec tout ça, S.A.S. sera bousillé avant qu’on ait levé le petit doigt. Non, viens, mais toi, tout seul.
Il expliqua la situation. Trois minutes plus tard, Jones roulait comme un fou sur le Bayshore Freeway. Il trouva facilement la Cadillac. Les deux gorilles tinrent un conseil de guerre, près de la voiture.
— Prenons un bateau et arrivons par la mer, suggéra Jones. Et dépêchons-nous.
L’Oldsmobile était là depuis près de vingt minutes déjà.
Des bateaux, ils en trouvèrent un mille plus loin dans le petit port de Burlingame. Jones avisa un dinghy avec un petit moteur auxiliaire et des avirons.
Personne ne les vit sauter dedans et partir discrètement à la rame. C’était le jour des emprunts. Mais le standing baissait.
Heureusement, l’eau de la baie était calme bien que nauséabonde. Dès qu’ils furent sortis du port ils mirent le moteur.
Suivant la côte, ils se rapprochaient de l’entrepôt. À deux cents mètres, ils découvrirent une sorte d’appontement en bois sur pilotis, s’avançant dans l’eau. S’ils parvenaient jusque-là, ils aborderaient discrètement en se glissant dessous.
Jones stoppa le moteur.
— Aux galères, fit-il.
Chacun avec un aviron, allongés dans le bateau, ils entreprirent de se rapprocher. De loin, on aurait dit une barque dérivant.
En ouvrant les yeux, Malko sentit le contact d’un objet froid sur sa nuque. Il mit quelques secondes à réaliser qu’il était tassé en boule sur le plancher d’une voiture, à l’avant. Une voix qu’il connaissait bien lui dit :
— Si vous cherchez à vous relever, je vous loge une balle dans la nuque.
Il n’y avait rien à répondre à ça. Couché en chien de fusil, Malko eut un regard pour les très jolies jambes qui l’encadraient.
— Si je vous promets de ne rien tenter, puis-je prendre une position plus confortable ? demanda-t-il.
— Non.
La pression du canon se fit plus forte sur sa nuque pour accompagner l’injonction. Il n’insista pas. Il se demandait pourquoi on l’avait enlevé. C’était si simple de le tuer sur place.
La voiture roulait singulièrement, ce devait être une autoroute.
Au même instant, un vrombissement couvrit le bruit du moteur. Un jet passait à basse altitude au-dessus d’eux. Ils étaient donc tout près de l’aéroport, au sud de la ville.
Malko fut cahoté dans plusieurs virages, pistolet collé à sa nuque. Puis il fut secoué quelques minutes et la voiture stoppa. Presque aussitôt le pistolet quitta sa nuque et la voix ordonna :
— Sortez.
Il se déplia à grand-peine. Son estomac lui faisait un mal affreux et il titubait. Il s’appuya à la voiture et regarda autour de lui.
L’Oldsmobile était arrêtée dans une cour fermée par une clôture de bois. Au fond il y avait un entrepôt et on sentait l’odeur de la mer. Une autre voiture était rangée un peu plus loin.
A deux mètres de lui la Chinoise de Sausalito braquait sur lui le canon mince d’un pistolet de marque inconnue, au chien relevé. Elle avait toujours sa combinaison blanche qui la moulait étroitement.
La seconde Chinoise apparut, toujours vêtue de sa tenue rouge de liftière qui n’arrivait pas à l’enlaidir. Malko regarda les deux jeunes femmes.
C’était vraiment les jumelles les plus diaboliques qu’il ait jamais rencontrées.
Il n’eut pas le loisir de réfléchir longtemps. Trois petits Chinois l’entouraient. En un tour de main, il fut ligoté comme un saucisson et ils l’entraînèrent à l’intérieur du hangar. Les Chinoises suivaient.
Deux ampoules nues éclairaient l’entrepôt. Un peu partout, il y avait des caisses et des barils. Deux ouvertures grillagées laissaient pénétrer l’air de la mer.
Un des Jaunes fit un croc-en-jambe à Malko qui tomba sur le côté et se meurtrit sur le plancher de bois. Sans façon, le Chinois s’assit sur lui.
Les deux jumelles avaient disparu. Malko en se tortillant remarqua qu’une cloison intérieure à mi-hauteur divisait la pièce. Il y eut un bruit de grattements et soudain, une des Chinoises réapparut, remorquant une sorte de cage, ayant vaguement la forme d’un corps humain, mais avec plusieurs séparations intérieures dans le sens de la largeur.
Elle déposa la cage près de Malko, au moment où sa sœur jumelle apportait une seconde cage, beaucoup plus petite, recouverte d’un voile noir.
Ce cérémonial ne disait rien qui vaille à Malko. Il tenta de bouger, mais le Chinois assis sur lui le piqua légèrement avec la pointe d’un poignard. Soudain, le poids quitta Malko. D’un bond, le petit Chinois s’était levé.
Malko, toujours allongé, vit venir vers lui une silhouette qu’il connaissait bien : le corps replet et la chevelure de neige du major Fu-Chaw. Celui-ci s’arrêta près de Malko, un léger sourire aux lèvres.
— Quel dommage que notre ami l’amiral Mills ne soit pas témoin de cette rencontre, dit-il sarcastiquement. Je dirige le plus important réseau d’espionnage sur le sol américain. Et le réseau se trouve ici, au nez et à la barbe de la Xe armée, du F.B.I. et de sa C.I.A… dont je fais partie. De plus, votre intuition ne vous a pas trompé. Nous avons mis au point une méthode de subversion sans parade. Dans quelques mois, nous contrôlerons cette région par personne interposée. En dépit de vos efforts louables.
Les deux Chinoises se tenaient, immobiles et silencieuses, derrière lui. La liftière avait changé sa tenue rouge pour une combinaison semblable à l’autre. Elles portaient de longs pistolets dans des étuis accrochés à la cuisse.
Malko en eut par-dessus la tête de cette comédie.
— Tuez-moi donc au lieu de faire votre numéro, dit-il.
Fu-Chaw secoua la tête.
— Nous avons le temps, S.A.S. Nous avions décidé de vous tuer mais j’ai pensé plus prudent de connaître ce que vous savez de nos réalisations. Il faut que je vous interroge. Comme je ne mésestime ni votre courage, ni votre capacité professionnelle, je vais être obligé de vous pousser dans vos derniers retranchements, afin de m’assurer que vous dites bien la vérité. Ce sera pénible, mais je le fais sans haine…
— Regardez…
Le major écarta le voile qui recouvrait la cage la plus petite.
Le museau pointu et gris d’un énorme rat se colla aux barreaux. Malko eut une grimace de dégoût. Depuis son aventure mexicaine[7], il avait une horreur panique de ces rongeurs.