— Ce sont des rats de Hong-Kong, continua Fu-Chaw. Ils n’ont rien mangé depuis trois jours et ils ont vraiment très faim…
Tout en parlant, il avait retiré le voile noir. La cage contenait cinq rats de la taille d’un petit chat.
Sur un signe du major, les trois Chinois prirent Malko à bras-le-corps. L’un d’eux ouvrit la grande cage et les deux autres y jetèrent Malko.
Il se trouva dans la cage refermée, le corps divisé en six zones, chacune délimitée par une barrière grillagée transversale. Il commençait à comprendre le supplice auquel on allait le soumettre.
Fu-Chaw confirma ses craintes.
— Un de mes aides va introduire ces animaux dans le dernier compartiment, celui de vos pieds… Ensuite, on ouvrira chaque barrière, l’une après l’autre, jusqu’à celle livrant votre visage.
« À chaque barrière, je vous poserai la question qui m’intéresse, toujours la même, d’ailleurs. Lorsque vous aurez répondu six fois, je serai sûr que vous ne mentez, pas…»
Malko ne répondit pas. Il n’arrivait pas à croire qu’il se trouvait en Amérique, dans une des plus belles villes du pays, à quelques milles de la police, de l’armée… cela semblait impossible…
— Cette épreuve, continua Fu-Chaw, est très ancienne. Nos contrôleurs d’impôts s’en servaient pour dépister les fraudeurs. En Chine on appelle cela les « Six Barrières de la Joyeuse Sagesse ». Comme je suis un peu pressé, c’est la méthode la plus sûre avec un professionnel comme vous. La première se nomme la Barrière du Joyeux Espoir. Les rats n’entameront que vos pieds… La seconde est la Barrière du Double Enjoué ; elle est à peine plus pénible. Seuls les caractères trempés comme le vôtre peuvent affronter sans peur la troisième, la Barrière de l’Extase Vraie. La quatrième Barrière, celle du Doux Souci, n’est qu’une plaisanterie ensuite. Peu de gens résistent à la cinquième Barrière, celles des Doux Désirs. Enfin, la sixième, ou Barrière Céleste, vous fait pénétrer dans la joie de la Complète Compréhension…
« Ensuite, votre corps un peu entamé partira dans un cercueil de bois de santal pour un paisible cimetière de la région de Canton…»
Malko n’écoutait plus ce mélange de folklore et d’horreur. Il se demandait comment il pourrait avaler sa langue. C’était l’ultime moyen d’échapper à la torture. Un truc qu’on apprenait à l’école très spéciale de Fort-Worth. Malheureusement, avant, il fallait sectionner le « frein », le ligament qui retient la langue au palais. Et pour cela, détacher ses mains, pour arracher le ligament avec ses doigts, faute de couteau.
Au même instant, un contact velouté frôla la plante de son pied gauche. Les rats venaient de franchir la première Barrière.
Ce fut plus fort que lui. Son hurlement fit même sursauter les jumelles. De toutes ses forces, il tenta de se recroqueviller…
L’écho de son cri n’était pas éteint que le plancher se souleva comme soufflé par une explosion aux deux extrémités de la pièce. Les planches pourries volèrent en éclats et à gauche apparat le torse de Chris Jones, couvert d’algues comme Neptune.
Les deux gorilles n’avaient qu’un mérite restreint à cette sortie spectaculaire. À certains endroits, le bois du plancher était tellement entamé par le sel et l’humidité qu’on passait le doigt au travers. A plus forte raison, une tête carrée et de solides épaules…
Milton Brabeck réussit moins bien sa sortie. Une planche vermoulue et verdâtre resta accrochée à ses cheveux. Mais ses deux mains étaient libres. Dans la gauche, il avait le 357 Magnum et dans la droite, un Smith et Wesson 45. Les deux crachèrent en même temps. Par malchance pour Fu-Chaw, il se trouvait dans la trajectoire.
Sous le choc des balles de 45, le visage éclata. Foudroyé, l’homme tomba en arrière.
Les deux colts de Chris Jones crachaient aussi vite qu’ils le pouvaient. Les trois Chinois tombèrent avec des bonds désordonnés. L’un d’eux fit trois mètres, portant son œil dans sa main droite jusqu’à ce qu’une balle de Jones lui fasse sauter la moitié du crâne.
Les deux Chinoises s’étaient jetées à terre. Elles aussi savaient tirer. Les deux ampoules volèrent en éclat en même temps que la tête du troisième Chinois. Milton Brabeck plongea au moment où une grêle de balles réduisaient en allumettes la planche accrochée à ses cheveux.
Une âcre odeur de cordite avait envahi la pièce. Malko en oubliait les rats. D’une détente désespérée, il réussit à faire basculer la cage, au moment où une volée de balles s’enfonçaient à l’endroit où il se trouvait une seconde plus tôt.
La porte claqua, accompagnée d’une nouvelle rafale ; Jones avait eu le temps de recharger. Il y eut un bruit de moteur ; puis le gorille jaillit de son trou. Mais il s’aplatit devant la porte. Une balle venait de faire sauter une esquille à un centimètre de son front.
— Vite, cria Malko. Les rats.
Brabreck éclaira la cage avec une torche et poussa un juron. De la main droite, il réussit à ouvrir la cage, tirant Malko dehors. Les rats s’échappèrent en couinant. Brabeck vida son barillet dans le tas.
— Il était temps ! fit-il. Heureusement que vous avez crié. Nous, on savait pas ce qui se passait…
Malko se massait les poignets. Jones lui raconta comment ils étaient arrivés jusque-là. Installés sous les pilotis, ils avaient découvert que les planches pourries céderaient facilement.
— Si on s’était gourrés, conclut Jones, on s’assommait et vous étiez mort. Sale truc, non ?
Rapidement, Jones fit le tour des Chinois, donnant à chacun un coup de pied. Un seul bougea légèrement et reçut aussitôt une balle de 45 dans la tête.
— Celui-là, remarqua Jones, il a tellement de plomb dans la cervelle qu’il ira loin…
Malko s’était agenouillé près du cadavre de Fu-Chaw.
Haché par la rafale de Jones, le visage n’était plus qu’une bouillie sanglante.
— Voilà l’homme de confiance de la C.I.A. soupira-t-il. Le chef du Service Secret communiste chinois…
Il se releva et toussa, pris à la gorge par l’odeur de la cordite. Il comprenait pourquoi Jack Links était mort. Il était certain d’être sur la piste des « laveurs de cerveau », Fu-Chaw le lui avait avoué lui-même. Mais il ignorait encore tout de leurs procédés.
Il inspecta les poches du major Fu-Chaw pour récupérer l’enveloppe qu’on lui avait prise en le fouillant.
— Allons voir le grand-père de Lili Hua, dit Malko. S’il est aussi savant que sa petite-fille l’a dit, il pourra peut-être nous aider.
— Encore un Chinois, fit Jones.
Laissant là les cadavres du Fu-Chaw et des trois hommes, ils repartirent dans la Ford de Chris Jones. Milton eut un regard nostalgique pour le cabriolet Cadillac, abandonné lui aussi.
Ils mirent près d’une heure pour rentrer en ville. Tous les banlieusards venaient au spectacle et le freeway n’était qu’un long serpent lumineux. Malko retrouva avec un petit serrement de cœur Telegraph Place avec ses maisons tranquilles.
— Attendez-moi, ordonna-t-il aux gorilles. Ce n’est pas la peine d’affoler ce vieillard.
Il était huit heures.
Malko monta l’escalier lentement et sonna à la porte. Il y eut un bruit de verrous et Malko se trouva en face du grand-père de Lili Hua.
C’était un charmant petit vieux tout jaune et ridé, avec une barbiche blanche et des yeux malins qui dévisageaient Malko avec curiosité.
— Je suis un ami de Lili, dit celui-ci.
Le Chinois inclina la tête et dit dans un anglais rocailleux :
— Mon nom est Shu. Je suis grandement content de vous voir. J’étais inquiet pour Lili. Savez-vous où elle se trouve ?
Malko était venu sans plan précis. Il hésita une seconde. Le vieillard lui paraissait trop malin pour qu’on puisse lui raconter n’importe quelle baliverne. D’autre part, il était difficile de lui dire la vérité.