Il choisit un moyen terme.
— Puis-je entrer ? demanda-t-il. J’ai une assez longue histoire à vous raconter.
Le Chinois s’effaça poliment et précéda Malko dans une chambre-bureau à l’odeur proprement infecte. M. Shu s’assit dans un vieux fauteuil et Malko sur le lit.
— Je suis détective privé, commença Malko. Et j’ai demandé à votre petite-fille de m’aider pour un travail assez délicat. C’est pour cela qu’elle n’est pas rentrée.
M. Shu hocha la tête.
— Elle m’a en effet parlé de vous. Vous deviez venir me voir.
— Exact, dit Malko. Je suis en possession d’un document rédigé en chinois que personne n’a pu déchiffrer. Il s’agit certainement d’un code. Or, Lili m’a dit que vous étiez extrêmement cultivé et que vous pourriez peut-être percer le secret de ce document. Le voici.
Il ouvrit l’enveloppe et tendit le papier au Chinois. Celui-ci regarda longuement le document puis le posa sur la table, le visage impassible.
— Il n’est pas impossible que je puisse trouver le sens de ce document, susurra-t-il, mais cela va demander de longues et coûteuses recherches. Certes, je parle la langue mandarine parfaitement, mais ce texte ne demande pas une simple traduction…
Malko connaissait assez bien la nature humaine.
— Monsieur Shu, articula-t-il avec netteté, lorsque vous me remettrez la traduction de ce texte, je vous donnerai cinq mille dollars, en un chèque certifié sur la Bank of America. Mais je suis très pressé. Il me faut ce travail dans quarante-huit heures.
Le Chinois se tortilla sur son fauteuil.
— Je vais essayer, dit-il. Revenez après-demain. J’espère que vous me donnerez de bonnes nouvelles de Lili. Sa mère me l’a confiée…
Il se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Malko hésitait. S’il ne lui disait pas la vérité, l’autre était en danger de mort sans le savoir. Mais s’il lui avouait que ce maudit grimoire laissait derrière lui une traînée de cadavres, il y avait beaucoup de chance pour que M. Shu renonce aux 5.000 dollars…
Finalement, Malko se tut, prit congé du Chinois et rejoignit les gorilles.
— Il ne faut pas qu’on nous tue celui-là, dit-il, il va peut-être résoudre notre problème. Je vais demander à Richard Hood une protection discrète. En attendant, restez dans la voiture en bas.
Il partit à pied et trouva un taxi un peu plus loin.
CHAPITRE XI
Dans le bureau tranquille de la « Californian Trust Investment » Malko faisait son rapport à l’amiral Mills, grâce à son téléphone « codeur-décodeur ».
Il conclut :
— La seule chose certaine est qu’il se trouve un important réseau d’espionnage chinois communiste à San Francisco. Nous en avons détruit certains éléments mais les chefs sont toujours en liberté et j’ignore où ils se cachent et surtout quelle est leur activité. Je sais maintenant, par Fu-Chaw lui-même que le « lavage de cerveaux » collectif qui nous donne tant de soucis a un rapport direct avec cette organisation, mais lequel ?
« Fu-Chaw est mort, le teinturier est mort, les jumelles ont disparu, et nous ne savons toujours pas ce que nous cherchons…»
L’amiral Mills grogna. Depuis longtemps la C.I.A. s’était aperçue que les Asiatiques utilisaient parfois de jolies femmes pour des rôles plus importants que la simple séduction. Souvent ces beautés étaient même plus fanatiques que les hommes.
— Faites ce que vous voulez, mais réussissez, dit l’amiral. J’ai des comptes rendus de plus en plus pessimistes sur ce lavage de cerveaux.
— Il y a un million d’habitants à San Francisco, fit respectueusement remarquer Malko. Et je cherche seulement deux Chinoises qui ne doivent prendre aucun risque.
L’amiral se racla la gorge.
— Je vais faire diffuser un avis de recherche pour le F.B.I. On ne sait jamais.
— Il faudrait vider Chinatown maison par maison, remarqua Malko, et encore. Les Jaunes, ce n’est pas ce qui manque dans cette région.
Il raccrocha. Il n’avait pas parlé à l’amiral de son souci numéro un qui était de retrouver Lili Hua. En dépit de son silence et de la férocité de leurs adversaires, il conservait un très faible espoir. Car elle ne devait pas les intéresser. En tous cas, elle savait quelque chose, sinon elle aurait reparu. Sa tendresse lui manquait, et aussi, un peu, l’admiration aveugle qu’elle lui avait vouée. Et il se sentait coupable.
Ils retournèrent à l’hôtel. Il y avait un message de Richard Hood. Malko rappela immédiatement.
— J’ai peut-être quelque chose d’intéressant, dit le chef de la police. Nous avons interrogé toutes les stations d’essence à propos des deux bagnoles. Or, le type d’une station Chevron, à South San Francisco se souvient d’avoir vu la Ford crème avec une Chinoise à l’intérieur. Elle s’est arrêtée pour téléphoner et elle est repartie aussitôt. Les heures correspondent…
Malko nota l’adresse. Son cœur battait plus vite. Ainsi, Lili avait tenté de le joindre. Pour une raison inconnue elle n’y était pas arrivée. Or, l’endroit d’où elle avait téléphoné se situait exactement entre sa rencontre sur le freeway avec la voiture de patrouille et Guadaloupe Road où on avait retrouvé la voiture abandonnée…
Il raccrocha, expliqua la situation aux gorilles et les trois hommes filèrent sur South San Francisco.
La voiture entra si vite dans la station Chevron et Jones en descendit si brutalement que le pompiste mit les deux mains sur sa sacoche. Rassuré, il répéta le peu qu’il savait, avec une description précise de Lili, et la direction sur laquelle elle était partie. Il ne savait rien d’autre.
Malko le remercia. La Ford repartit tout doucement, dans la direction indiquée. Pendant une heure, ils tournèrent dans les rues tranquilles de South San Francisco, sans trouver le moindre indice. C’était un faubourg sans histoires. Et pourtant, Lili Hua s’y était volatilisée. Deux fois, ils étaient passés devant une grande grille sur laquelle était écrit en lettres d’or : « Jardin des Multiples Félicités. » De chaque côté, des inscriptions en caractères chinois devaient répéter le nom.
Découragés, ils revinrent à la station d’essence Chevron. Quelque chose tracassait Malko. Il demanda au pompiste :
— Qu’est-ce que c’est que le Jardin des Multiples Félicités ?
— Oh, c’est un cimetière de chinetoques, dit le jeune homme. Un truc pour milliardaires…
Malko remercia et remonta dans la voiture.
— Faisons demi-tour, ordonna-t-il à Jones et allons jeter un coup d’œil sur ce cimetière…
Le gorille le regarda, inquiet.
— Non, je ne suis pas fou, dit Malko. Mais vous n’avez pas remarqué que ce cimetière est le seul endroit dans ce coin, où il y ait des Chinois même s’ils sont morts. Il doit bien y avoir des vivants pour s’occuper des morts…
Cinq minutes plus tard, ils étaient devant la grille. Sur le pilier de gauche clignotait une inscription « Ouvert jusqu’à minuit ». C’était un cimetière comme on n’en trouve qu’en Californie. Cela tient du jardin public, du lotissement immobilier et surtout de l’escroquerie. S’y faire enterrer coûte entre 3,000 et 6.000 dollars. A condition de payer, on peut y demander n’importe quoi, une piscine sur sa tombe, un feu d’artifice tiré à chaque anniversaire de votre mort ou la reproduction exacte de la pyramide de Chéops. Tout est à vendre, pour l’éternité.
La Ford s’engagea lentement dans l’allée centrale. Un Bouddah de pierre grise haut comme une maison de six étages étendait deux bras protecteurs sur les premières rangées de tombes.