Jones stoppa et déchiffra l’inscription du socle : il s’agissait du très sage – il était mort milliardaire – Sun Yat-Lan qui avait eu l’idée de créer le Jardin des Multiples Félicités. En glissant une pièce de 25 cents dans une fente, une bande magnétique récitait quelques-unes de ses maximes favorites…
— Continuons, dit Malko.
Ils remontèrent l’allée de l’Amour Fraternel, puis celle de la Foi Triomphante pour s’arrêter en face du Jardin du Souvenir. C’était un enclos où on apercevait de nombreux mausolées de marbre blanc. Un écriteau expliquait que seuls les possesseurs d’une concession avaient le droit d’y entrer, avec une clef d’or.
L’enclos était en forme de cœur…
— C’est pas un cimetière, c’est une mine d’or, dit Milton. Le type qui tombe raide ici, y ruine toute sa famille jusqu’à l’an 2000…
Malko ne quittait pas des yeux le bâtiment central vers lequel ils se dirigeaient. C’est peut-être là que se trouvaient Lili et ceux qui l’avaient enlevée.
Ils stoppèrent sur la place des Pins Murmurants, en face de l’entrée. Aussitôt, une ravissante Chinoise jaillit de la porte et s’avança vers la voiture.
Pour un cimetière, c’était une apparition assez inattendue. Elle était vêtue d’une sorte de robe-blouse en nylon ajustée à la poitrine et aux hanches, assez transparente pour qu’on devine ses dessous. Et sa démarche ondulante n’avait rien d’un convoi funèbre.
— Hello ! commença-t-elle.
Soudain, elle se rendit compte qu’elle avait affaire à des Blancs et son visage se ferma.
— Je suis navrée, dit-elle d’un ton sec, mais le Jardin des Multiples Félicités est réservé aux membres de la religion bouddhiste.
Malko ne voulut pas insister.
— Nous sommes désolés, c’est une erreur, dit-il.
Jones, en tournant, lança à la Chinoise :
— On voulait seulement savoir si vous feriez un prix de gros, pour nous trois.
Elle le foudroya du regard et fit demi-tour, faisant crisser le gravier sous ses hauts talons.
— Si on m’en met une comme ça dans mon cercueil, dit Milton Brabeck, je commence mes versements tout de suite.
Au moment où ils refranchissaient la grille, un Chinois qui avait l’air d’un hideux petit insecte noir, sortit de derrière le Bouddha et leur jeta un coup d’œil perçant.
Ils reprirent la route de San Francisco. En silence. Cela faisait beaucoup de coïncidences. Maintenant, Lili Hua disparaissait près d’un cimetière chinois.
Même l’atmosphère cossue et sereine du Mark Hopkins n’arriva pas à dissiper la gêne des trois hommes. Ils se sentaient affreusement coupables, surtout Malko.
Les gorilles filèrent au bar To of the Mark, en haut de l’hôtel et Malko se fit monter dans sa chambre une bouteille de vodka.
Ce cimetière l’intriguait. Les établissements de cette espèce étaient courants en Californie, mais c’était quand même étrange que Lili ait disparu dans ces parages. Et la Chinoise qui les avait reçus les avait éconduits un peu trop brutalement.
Malko resta un long moment accoudé à sa fenêtre. C’était bon d’être vivant. Le Pacifique n’avait pas une ride et les grands buildings modernes brillaient sous le soleil. Les poutrelles rouges de minium de la Golden Gate se découpaient comme un jeu de construction géant. À droite, la silhouette étrange de la « coit tower » rappelait que San Francisco avait toujours été une ville sans foi ni loi, en dépit de son nom angélique.
Cinquante ans plus tôt, dans les couloirs du Mark Hopkins, on se battait au pistolet pour les femmes et il y avait un tripot au sous-sol.
Le téléphone sonna.
Malko décrocha.
Il y eut un instant de silence dans l’appareil, puis un grésillement et, brusquement la voix de Lili Hua, haletante, effrayée mais très reconnaissable.
— Malko ?
— Oui ?
— Je ne peux pas parler longtemps. Je suis prisonnière. Il faut que tu viennes me chercher. Ce soir, un ami te retrouvera au bar de l’hôtel Fairmont, tout en haut. Sois là à huit heures. Il te conduira jusqu’ici. Je t’en prie…
— Mais…
La communication était coupée. Malko rappela tout de suite le standard, demandant l’origine du coup de fil.
— Impossible de le savoir, répondit la standardiste. C’était une communication urbaine automatique.
Malko se versa un grand verre de vodka. Brusquement, il était plein de joie de vivre. Lili était vivante. Les autres allaient s’en servir pour l’attirer dans un piège. Il suffisait de déjouer leur plan et il récupérerait Lili vivante. Il sourit tout seul. Ce serait un moment merveilleux. Décidément, il était romantique envers et contre tout.
Mais quelque chose ne collait pas dans ce rendez-vous qui ne pouvait être qu’un piège : le lieu.
L’hôtel Fairmont, concurrent du Mark Hopkins, était de l’autre côté de California Street. Au dernier étage, il y avait un bar somptueux, dominant toute la ville. Tout le centre, monté sur un plateau électrique, tournait lentement pour que les clients puissent admirer le panorama complet sans bouger de leur siège. Et comme l’éclairage était réduit au minimum, c’était le coin rêvé pour rendez-vous galant.
Mais pas pour un meurtre.
Il n’y avait qu’un seul accès, l’ascenseur. Si un tueur guettait Malko, il n’avait aucune chance de s’échapper.
Malko avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas pourquoi on lui fixait ce rendez-vous qui ne pouvait être qu’un guet-apens. À moins qu’il n’y ait vraiment quelqu’un au rendez-vous et qu’on l’emmène autre part.
On tenterait peut-être de l’empoisonner. C’était facile avec une fausse serveuse…
Il interrompit ses réflexions pour appeler Jones et Brabeck.
— Il y a du nouveau, dit Malko.
Il résuma aux gorilles le mystérieux coup de téléphone.
— Vous devriez mettre une armure, fit Jones.
Malko commençait à se demander s’il n’allait pas se trouver nez à nez avec un tueur qui lui viderait un chargeur dans le ventre quitte à être transformé en écumoire par l’artillerie des gorilles. Les kamikazes, c’est une spécialité asiatique.
Malheureusement, il devait affronter ce risque. Il prit le pistolet offert par la C.I.A.
Son silencieux incorporé lui donnait une allure étrange avec un gros renflement au bout du canon. Il l’utilisait le moins souvent possible.
Mais on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et Malko n’avait pas du tout envie de terminer ses jours à San Francisco, au Jardin des Multiples Félicités.
Il expliqua la situation aux gorilles.
— Chris va monter le premier là-bas. Il inspectera la salle. Milton restera en bas pour surveiller l’ascenseur, pour qu’il ne m’arrive pas une douzaine de tueurs sur le dos. Et puis on verra bien.
Malko se changea rapidement, glissa son pistolet dans sa ceinture et jeta un coup d’œil à la glace. On ne voyait rien.
Chris et Milton étaient déjà dans le hall. Eux étaient moins discrets. Chris avait l’air d’avoir des verrues géantes dans le dos. C’était sa paire de colts. Quant à Milton, il se tenait un peu penché en avant pour dissimuler l’énorme bosse de son colt 357 Magnum qui lui faisait un ventre de femme enceinte.
C’était l’heure de pointe et California Street n’était qu’un flot ininterrompu de voitures. Ils durent attendre près de cinq minutes pour traverser.
Pendant que Chris filait vers l’ascenseur, Milton et Malko inspectèrent le hall cossu, tapissé de moquette à fleurs. Mais c’était presque impossible de trouver un suspect dans cette foule grouillante et bigarrée de gens en tenue de soirée. Il y avait bien une Chinoise mais elle avait largement dépassé la cinquantaine.
Malko dut arracher Milton Brabeck à la contemplation d’une Buick « Toronado » rouge taureau exposée au milieu du hall, comme premier lot d’une loterie. Ils avaient convenu avec Jones qu’il les appellerait du bar, par le téléphone intérieur, à un des postes du hall dont il avait pris le numéro.