— Alors, comme ça, tu as vu personne, fit-il.
Et, crac, il lui assena une gifle de toute la force de son gant de cuir.
Le Chinois avala sa salive et quelques dents.
— Non, je n’ai rien remarqué.
Écarlate, le sergent le souleva d’une seule main.
— Bougre d’enfant de salaud, c’est peut-être bien toi !
L’autre gargouilla de plus belle. Alerté, le directeur de la boîte pérorait dans le hall dans un cercle de flics menaçants en jurant qu’à l’ouest des montagnes Rocheuses, il n’y avait pas un type plus respectueux de la loi que lui.
Milton s’approcha du portier en grimaçant de douleur.
— À défaut de types, demanda-t-il, tu n’aurais pas vu deux femmes ? Deux Chinoises, qui se ressemblent beaucoup.
Le portier s’étrangla de joie en avalant ses dernières dents.
— Oui, oui, elles sont montées il y a une demi-heure. J’ai cru que c’était une nouvelle attraction pour le Dragon d’Or. Elles avaient de grands sacs, comme les mannequins.
— Où sont-elles ? hurla Jones.
— Mais elles sont parties, fit le portier, enchanté d’être utile. Vous vouliez les voir ?
Jones hésita une seconde entre le coup de pied dans le ventre et le fou rire. Puis il haussa les épaules et dit au sergent :
— On est baisés. Celui-là, bouclez-le quand même. Tiens, pour « insultes à agent ». Ça lui ira bien. Je témoignerai qu’il vous a frappé.
Milton se sentait mieux. Il jurait sans interruption. On l’installa dans une voiture pour le ramener au Mark Hopkins. Il ne voulait pas aller à l’hôpital, il avait trop honte.
Malko était sombre. Cela tournait à l’hécatombe. Et il ne savait toujours pas les sinistres activités que couvraient tous ces assassinats.
Le seul espoir était que le grand-père de Lili Hua ait pu déchiffrer le document de la pièce truquée. Brusquement il se dit que la protection discrète de Richard Hood n’était peut-être pas suffisante. Il alla frapper à la porte de Chris Jones.
— Prenez votre artillerie et une brosse à dents et suivez-moi, fit Malko.
— Où allons-nous ? gémit le gorille. Vous trouvez qu’on n’a pas eu assez d’émotions aujourd’hui.
— Justement, répliqua Malko. Vous allez jouer les gardes-malades. C’est tranquille, non ?
CHAPITRE XII
Il n’y avait aucun signe de vie dans Telegraph Place quand Chris Jones arrêta la Ford devant la maison de Lili Hua. Milton avait tenu à être de l’expédition. Il avait le ventre tout bleu et l’impression d’avoir été bousculé par un bulldozer.
Malko descendit, accompagné des deux gorilles. Ils empruntèrent l’escalier grinçant et Malko frappa.
Rien. Il refrappa plus fort. Rien. Jones s’y mit avec son tact habituel, faillit faire sortir la porte de ses gonds, sans succès.
— Enfonçons la porte, proposa Milton.
Jones prenait déjà son élan quand il y eut un bruit léger derrière la porte et une voix demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est l’ami de Lili, cria Malko à travers la porte. Je dois vous voir immédiatement.
La porte s’ouvrit doucement et le grand-père apparut, très digne dans un kimono effiloché qui avait dû être jaune, des années plus tôt. Ses yeux n’étaient que deux minuscules taches noires, grosses comme des têtes d’épingle. Il était visiblement bourré d’opium. Sa peau était presque transparente, tant il était maigre et on pouvait compter les os de son visage. Il resta là, dodelinant doucement de la tête. Malko dut le pousser pour entrer dans l’appartement.
— Avez-vous trouvé ce que je vous avais demandé ? demanda-t-il au vieillard.
Le Chinois sembla se réveiller.
— Je crois que je suis sur la voie, crachota-t-il. Mais un vieil homme comme moi ne sait jamais s’il a raison. Il est bien tard pour parler de ces choses.
Malko fit appel à des siècles de bonne éducation pour ne pas saisir le bonhomme à la gorge.
— Cela m’arrangerait beaucoup ce soir, insista-t-il, poliment.
M. Shu secoua la tête.
— Non. Je suis fatigué. J’ai besoin de dormir. Demain.
Il trottina jusqu’à sa chambre, fit un petit salut et s’allongea sur son bat-flanc de fumeur. L’odeur lourde de l’opium montait encore du plateau posé près du lit. Le Chinois se tourna sur le côté et s’endormit.
Les gorilles en restèrent baba.
— Si on foutait le feu à sa barbichette ? proposa gentiment Jones.
L’intention était louable, mais Malko s’y opposa fermement. Cela n’aurait d’ailleurs rien changé.
— M. Shu vaut son poids en or, s’il a trouvé la clef de ce code. Rien que pour ça, la C.I.A. lui fera une rente à vie…
— Ça ne risque pas de coûter très cher, remarqua Jones. Si les autres l’apprennent…
— Justement, fit Malko. Je vous le confie. Au moins jusqu’à demain. S’il lui arrivait quelque chose cette nuit, je vous verrais très bien gardien à vie d’un phare désaffecté, du côté du cap Hattéras, là où il y a du brouillard onze mois de l’année…
— Il y a une autre chambre, expliqua-t-il. Relayez-vous et attendez-vous à tout. Que personne n’entre ici. Avant de venir je téléphonerai de l’hôtel. Comme ça, vous pourrez vérifier que je suis seul. Vu ?
— Vu, fit Jones.
Il alla prendre une chaise dans la chambre, la mit dans le couloir, s’assit dessus et déposa son 38 Spécial sur le plancher.
— Allez en paix, dit-il à Malko.
Milton dormait déjà, tout habillé, sur le divan de Lili Hua. Il était une heure du matin. Malko descendit doucement l’escalier. La rue était toujours déserte. Pour revenir à l’hôtel il fit un grand détour pour aller chercher Van Ness Avenue. Il y avait encore une petite chance pour que M. Shu soit inconnu des autres.
Il mit sa voiture au garage de l’hôtel, monta directement, et prit la précaution de sortir son pistolet avant de mettre la clef dans sa serrure.
En cinq minutes, il fut couché mais dormit mal. Il avait beau chercher il ne voyait pas comment les Chinois avaient pu « intoxiquer » des milliers d’Américains sans laisser la moindre trace. Ça tenait de la sorcellerie. Il hésitait à faire surveiller le cimetière officiellement. Cela risquait de donner l’éveil s’il y avait quelque chose de suspect.
Le soleil entrait à flots dans la chambre quand il se réveilla. Il sonna pour avoir son petit déjeuner.
Dès qu’il eut avalé son thé et ses toasts, Malko s’habilla rapidement de son alpaga le plus léger. Il avait l’air de faire chaud. Il choisit une pochette et une cravate bleues, mit ses lunettes et téléphona à Jones.
— Enfin, fit le gorille. Dépêchez-vous.
— Qu’est-ce qui se passe, dit Malko, inquiet.
— Presque rien, fit le gorille, résigné, sauf que votre gars est en train de nous faire devenir chèvres… Vous êtes sûr que vous y tenez beaucoup ?
— Autant qu’à mon château, dit Malko. J’arrive.
Il raccrocha et descendit dans le hall. Rien de suspect en vue. Mais l’hôtel était certainement surveillé. Au lieu de prendre la voiture ou un taxi dans la cour, il sortit à pied, tourna à droite et partit en courant dans la rue qui bordait l’hôtel et descendait à peu près à 45 degrés. Même pour San Francisco, c’était raide. Elle était en sens interdit pour la descente et les voitures la montaient péniblement en première !
Arrivé en bas, Malko se retourna : personne ne courait derrière lui. Un taxi arrivait, il l’appela et sauta dedans. Le chauffeur avait une bonne trogne d’ivrogne et n’était pas chinois. Il le déposa dix minutes plus tard à Telegraph Place après lui avoir expliqué que si, à San Francisco, les taxis étaient les plus chers du monde, c’est parce que ça montait beaucoup. Il lui donna avant de le quitter l’adresse d’une revue Bottomless où les serveuses ne portaient qu’un soutien-gorge. Quand il y avait une descente de police, elles s’asseyaient…