Milton prit sa faction dans le couloir. Malko resta un moment à la fenêtre, puis revint vers le Chinois.
— Écoutez, dit-il. Je veux bien souscrire à tous vos caprices. Mais aidez-moi. C’est trop dangereux de rester ici. Laissez-moi vous emmener dans un local protégé par la police.
M. Shu secoua énergiquement la tête.
— Non. Je ne veux pas passer mes dernières heures de vie dans une prison.
Malko revint plusieurs fois à la charge. Mais le Chinois fut intraitable. Il était têtu comme une mule. Par moments Malko se demandait s’il avait raison de le croire. Et s’il était incapable de traduire ce texte ? Que de temps perdu !
CHAPITRE XIII
Le soir tombait. Assoupi sur le divan, Malko se réveilla en sursaut. Son geste brusque fit tomber un livre, il y eut un remue-ménage dans le couloir et Chris Jones surgit, hagard, le 45 au poing. Le Chinois dormait paisiblement sur son bat-flanc, le plateau d’opium près de lui. Il avait fumé une partie de la journée, empestant tout l’appartement.
— Ce n’est rien, dit Malko.
Il avait la tête lourde et la bouche amère. Plus un sale pressentiment. Il jeta un coup d’œil derrière le rideau. La rue était vide, éclairée par la lueur de la Coit Tower. Plus bas on apercevait l’étrange éclairage verdâtre de la grande pendule surplombant le port.
Une grosse voiture noire montait lentement la rue. Elle s’arrêta presque en face de la maison mais personne n’en sortit. C’était une Cadillac vieille de dix ans, haut perchée comme un fiacre.
Puis une portière s’ouvrit. Un Chinois descendit, puis un autre et un autre. La portière avant s’ouvrit à son tour. Trois autres Chinois rejoignirent les autres. A la queue leu leu, sans lever la tête, ils traversèrent la rue et Malko les vit s’engouffrer dans la petite porte menant à l’appartement.
Jones avait observé la scène. Sans mot dire il releva le chien de son colt. Puis il fonça réveiller Milton qui ronflait sur le divan.
Malko empoigna le téléphone : la ligne était morte. Les adversaires ne prenaient pas de risques. Au même moment l’électricité s’éteignit.
Il y eut un grattement derrière la porte, comme un rat. À genoux dans le couloir, Chris Jones visa soigneusement le centre du panneau et appuya sur la détente. Le premier coup réveilla le vieux Chinois en sursaut ; avant qu’il soit debout le colt de Chris Jones était vide et la porte en bouillie. Le gorille plongea dans la chambre où se tenait Malko. Il était temps : un vrai déluge de balles balaya la place où il se tenait. Mais ce fut presque silencieux, on n’entendait que le bruit mat des balles s’enfonçant dans les meubles ou les murs, et le sifflement d’un ricochet. Les Chinois avaient tous des « silencieux ».
Milton laissa passer le déluge, puis, à plat ventre, fit cracher son colt Magnum. Celui-là n’avait pas de silencieux. On se serait cru à l’attaque de Guadalcanal. Tous les voisins devaient être en train de téléphoner à la police. C’est ce que durent se dire les Chinois. Il y eut encore une volée de sifflements puis plus rien. Du coin de la fenêtre, Malko vit quatre Chinois en portant deux remonter dans la voiture qui démarra aussitôt.
Les deux gorilles rechargeaient leurs armes. Impassible, le vieux Chinois s’était mis à fumer un dross[9] noirâtre qui dégageait une odeur épouvantable de pourriture.
Le tout n’avait pas duré trois minutes. La Cadillac noire tournait le coin de la rue quand une voiture de police surgit à toute vitesse et s’arrêta en face de la maison. Il en descendit quatre flics, dont l’un avec un fusil. L’air soupçonneux ils examinèrent la rue, puis se dirigèrent vers la maison de Shu.
Malko les reçut, avec Jones. Ils exhibèrent leurs cartes au lieutenant plongé dans la contemplation des trous de la porte et lui expliquèrent que c’était une affaire « top secret ». Après avoir envoyé le sergent téléphoner de la voiture à Richard Hood, le policier repartit de mauvaise grâce.
— Souvenez-vous, qui que vous soyez, fit-il, que San Francisco n’est plus une ville où on tire dans les rues depuis soixante ans.
— Écoutez, dit Malko à M. Shu quand ils eurent disparu, nous ne pouvons pas rester là. Les autres vont revenir et ils finiront par nous déborder. Je vais vous emmener à l’hôtel. Nous serons beaucoup plus en sûreté. Hood nous donnera quelques hommes pour renforcer la garde dans les couloirs et on ne risque rien des fenêtres d’en face…
Le vieux secoua vigoureusement la tête.
— Je veux mourir chez moi, dit-il.
— Il ne s’agit pas de mourir, explosa Malko, mais de vivre. Ici, je ne réponds pas de votre sécurité.
— Y a qu’à le ficeler et l’emporter, proposa Jones. Moi, je m’en charge.
— Non, dit Malko, très sérieusement notre ami mérite beaucoup plus de considération.
Il poussa le gorille hors de la pièce et s’assit en face du Chinois. La discussion dura une heure. Inlassablement Malko revenait à l’assaut. Il savait que M. Shu se savait condamné, et que seules comptaient encore à ses yeux quelques petites joies. Le Chinois écouta son plaidoyer et dit enfin :
— Je vais vous faire plaisir. Dès que j’aurai un peu de bon opium je vous suis.
Résigné, Malko se tourna vers Jones.
— Allez trouver Hood de ma part. Dites-lui ce que vous voudrez, mais qu’il vous branche sur la brigade des stupéfiants. Piquez-leur un peu d’opium.
Le gorille sortit en haussant les épaules. Décidément, il y avait des choses qu’il ne comprendrait jamais.
Deux heures plus tard, il était de retour, catastrophé.
— Ils n’en ont pas, annonça-t-il. Ils n’ont que de l’héroïne.
Malko regarda le Chinois qui regarda Jones.
— Je sais où trouver de l’opium, dit M. Shu. Envoyez-le dans un bar qui s’appelle Round Table. C’est derrière le Fishermanwharf, à côté du restaurant Di Maggio. Qu’il s’assoit à une table. Quand la serveuse viendra, il demandera « Danny Bras-de-Fer ». La fille lui dira : « Qui c’est ? » La réponse c’est : « Le champion de Yokohama ». Après, elle le conduira au contact. Il faut dire que c’est pour moi. Pour 50 dollars il aura du premier choix.
Malko acquiesça et sortit rejoindre Jones. Il lui expliqua la situation et répéta les étranges instructions. Docile, le gorille fila immédiatement, avec la Ford qu’il avait récupérée à l’hôtel.
Le Round Table était un infect beuglant qui avait comme principale clientèle des marins de passage, quelques obsédés sexuels et deux ou trois couples de touristes rigolards, attirés par la réputation de débauche de San Francisco.
Quand Chris Jones entra, une fille terminait une vague danse, les seins nus, vêtue seulement d’un pagne de jute. Elle était flétrie et se déhanchait sans conviction.
D’ailleurs le spectacle n’était pas là. Toutes les serveuses étaient « topless », c’est-à-dire ne portaient pas de soutien-gorge. Celle qui s’approcha de Chris était une grande belle fille rousse uniquement vêtue d’un collant à résille s’arrêtant à la taille. Sa poitrine imposante pointait fièrement et elle avait passé du rouge à lèvres sur la pointe de ses seins. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans.
En se penchant, elle effleura la bouche de Jones avec ses seins.
— Tu veux une bière ou un whisky, mon mignon ? La bière, c’est 80 cents et le whisky un dollar. J’espère que t’as plus de vingt et un ans[10] ajouta-t-elle avec un clin d’œil canaille.
Les yeux de Jones lui sortaient de la tête. A Washington, une telle boîte aurait été fermée dans les deux heures. La fille prit sa réserve pour de la timidité. Elle se pencha encore plus pour que Jones puisse sentir le parfum bon marché dont elle était inondée – ça couvrait l’odeur de la sueur – et demanda :