Derrière la voiture de police, la file de véhicules s’allongeait rapidement. Un homme sortit d’une Cadillac noire et s’approcha des policiers.
— Je suis le docteur G. Robinson, déclara-t-il en sortant sa carte, puis-je vous être utile ?
Le sergent le regarda avec reconnaissance.
— Sûr. Ce type-là ne va pas bien du tout. Je l’avais repéré tout à l’heure dans le parc. Il roulait très doucement et j’ai cru qu’il draguait les petites filles. Puis, il s’est mis à zigzaguer un peu et j’ai pensé à un ivrogne. Je n’ai pas eu le temps de l’arrêter au péage mais je lui ai mis mon phare dans la gueule… Oh pardon…
Le médecin ne releva pas. Penché sur Jack il l’examinait.
— C’est comme si j’avais rien fait, continua le sergent. Au contraire, il a zigzagué plus fort jusqu’à ce qu’il se retourne. Il a dû avoir un malaise.
— Il a eu plus qu’un malaise, dit calmement le médecin. Il est mort. Arrêt du cœur ou attaque, d’après les symptômes que vous décrivez.
— Pauvre type, fit le sergent, il a même pas pu dire au revoir à sa femme et à ses gosses. Moi, j’aimerais pas mourir comme ça.
Le médecin ne répondit pas et referma la chemise du mort.
La sirène d’une ambulance se rapprochait, venant de la ville. Elle arriva quelques minutes plus tard, suivie de deux voitures de police.
Il y eut un bref conciliabule entre les policiers, le médecin et un coroner arrivé dans l’ambulance. Les deux médecins, sur le témoignage du sergent et après leur examen décidèrent de signer le permis d’inhumer.
— Inutile de faire des paperasses inutiles, conclut le coroner. Cela ne le ressuscitera pas. Prévenez sa famille, s’il en a. Portait pas d’alliance.
L’ambulance chargea le corps de Jack Links, le capitaine de la seconde voiture de patrouille empocha ses papiers, un camion-grue entreprit de remorquer l’épave de sa voiture à l’extrémité du pont, et le sergent prit la route de Sausalito pour aller prévenir la famille du mort. Lorsqu’il repassa au même endroit vingt minutes plus tard, la circulation était redevenue normale sur la Golden Gate. Il ne restait aucune trace de l’accident. Le corps de Jack était déjà à la morgue de San Francisco, attendant d’être réclamé par un parent ou un ami.
À Sausalito, le sergent avait trouvé porte close. L’immeuble où habitait Jack Links ne comportait qu’un étage. Personne n’avait répondu au coup de sonnette du policier qui avait fini par glisser sous la porte une convocation urgente. Comme le permis de conduire de Jack portait la mention « célibataire », il y avait peu de chances qu’un parent se manifeste rapidement.
Par acquis de conscience, le sergent inspecta le rez-de-chaussée. Il se composait d’un magasin d’antiquités, fermé, bien entendu, et d’un appartement, derrière la boutique où personne ne répondit non plus.
Le sergent repartit en se disant qu’au fond, cela ne changeait pas grand-chose pour Jack Links.
CHAPITRE II
Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, S.A.S. pour les intimes, poussa d’une main ferme la porte de verre du bâtiment principal de la Central Intelligence Agency et entra dans le hall frais en réprimant un sourire. Quand on parle de la C.I.A. – la plus grande organisation de contre-espionnage du monde – on imagine de mystérieux bâtiments cachés sous de fausses raisons sociales et inaccessibles aux indésirables. Or, même si Malko avait été le numéro 1 de l’espionnage communiste, il n’aurait eu absolument aucun mal à parvenir où il était : depuis Washington, à vingt minutes de là, une profusion de panneaux verts et blancs marqués « C.I.A. » indiquaient la route.
Quant au building lui-même, il était bien visible, avec ses sept étages entièrement climatisés et sa salle de conférences de 500 personnes. C’est d’ailleurs le plus vaste édifice de la capitale, après le Pentagone.
Dès que Malko s’avança vers l’un des seize ascenseurs qui desservent l’immeuble, deux gardes armés, en uniforme gris, l’encadrèrent.
— Où allez-vous, sir ?
Polis mais fermes. Chacun avait sur la cuisse un gros colt militaire, une balle engagée dans le canon, détail qu’ignoraient les visiteurs occasionnels. Et un circuit intérieur de télévision les couvrait. En cas d’incident, les portes se fermaient électriquement et il sortait des gardes de partout Malko montra son sauf-conduit vert. Il y en avait de toutes les couleurs mais celui-là donnait accès à toutes les sections de l’immense bâtiment, même à la section « H », au septième étage, où se trouvaient les chefs de service du réseau « noir ».
Le garde examina soigneusement le laissez-passer qui comportait une description physique détaillée et une photo imprimée dans l’épaisseur du carton. Puis il toisa Malko consciencieusement. Il avait devant lui un homme de 1 m 80, blond, élégamment vêtu d’un costume foncé en tissu léger. Les mains étaient impeccables et on pouvait se mirer dans ses chaussures. Il aurait pu passer pour un riche oisif ou un businessman « dans le vent ».
— Voulez-vous retirer vos lunettes ? demanda poliment le garde.
Malko s’exécuta de bonne grâce. Le garde reçut le choc de deux yeux d’une couleur extraordinaire – vieil or – qui le regardaient moqueusement. Il n’insista pas.
— L’amiral m’attend, précisa Malko.
Le garde eut un petit signe de tête signifiant à Malko qu’il pouvait y aller. Celui-ci se dirigea vers le premier ascenseur en partance.
Dans la même cabine que lui se trouvait un jeune homme aux cheveux rasés qui regardait ses pieds d’un air embarrassé très espion-amateur. Probablement un pilote d’U-2 venant chercher ses instructions. Il descendit au quatrième.
La porte s’ouvrit au septième. Sur l’étroit palier, deux hommes étaient assis derrière un bureau. Pendant que l’un deux examinait le sauf-conduit de Malko, l’autre lui promena rapidement le long du corps un petit détecteur infrarouge, pour vérifier s’il ne portait pas d’armes.
— L’amiral Mills m’a convoqué, annonça Malko.
Les gardes le savaient. Ils connaissaient Malko depuis des années. Mais la règle était de fouiller tout le monde.
L’un décrocha un téléphone et appela l’amiral. Malko entendit la réponse. « Amenez-le-moi immédiatement. »
Il suivit le garde dans le couloir. Tous les cinq mètres, il y avait une pancarte rappelant qu’aucun papier ne devait être jeté, mais ramassé à heure fixe pour être brûlé.
La porte de l’amiral Mills était peinte en vert, comme les autres. Si, par une suite de coïncidences extraordinaires, un tueur avait pu franchir tous les barrages et arriver jusque-là, il n’aurait pas été plus avancé ; la serrure était à combinaison comme celle d’un coffre-fort. Le chiffre changeait tous les matins. Le garde le trouvait dans une enveloppe scellée.
L’homme qui accompagnait Malko tourna les trois boutons molletés et ouvrit la porte, s’effaçant pour laisser passer le visiteur.
Malko avait déjà rencontré l’amiral Mills. C’était le patron des grandes opérations « noires ». Il manipulait des sommes fabuleuses dont il n’avait à rendre compte qu’au président des États-Unis. C’est lui qui, un jour, avait remis à Malko une mallette contenant dix millions de dollars pour se rendre en Iran[3].
C’était un homme de taille moyenne, chauve, avec des lunettes carrées sans monture, comme Mac Namara. Sa femme était morte d’un cancer six ans plus tôt et il ne vivait que pour son travail. Il était à son bureau entre 5 heures et 5 heures trente du matin et n’en sortait que douze heures plus tard. Il n’avait qu’un petit travers : il n’admettait pas de pouvoir se tromper. Cette assurance avait déjà rempli pas mal de cimetières, mais comme il avait souvent raison, on le gardait.