— Tu t’ennuies, mon gros loup ? Tu m’offres un verre ?
En même temps, elle ondulait sur place, son nombril à la hauteur des yeux de Chris. C’en était trop. Il eut un gémissement plaintif et bredouilla :
— J’voudrais voir Danny, Danny Bras-de-Fer…
La fille, aussitôt, se raidit et fit sèchement :
— Danny ? Qui est-ce ? Je connais pas.
— Le champion de Yokohama, parvint à dire Jones, qui maudissait Malko, la C.I.A. et la Chine.
— Oh, encore un camé, soupira la fille. Je peux pas voir ces mecs-là, ils pensent jamais à baiser.
Elle s’éloigna en ondulant dédaigneusement, laissant Jones vert de rage. C’était un comble. Elle revint lui apporter un whisky qu’elle jeta presque sur la table, sans un regard pour le gorille. Un quart d’heure se passa. Le spectacle avait repris sur la scène et les serveuses continuaient à se promener dans la salle, poussant les mâles isolés à la consommation. Jones commençait à croire que la filière de M. Shu était morte quand un être répugnant se glissa jusqu’à sa table. C’était un Chinois avec une bouche toute ronde bordée de poils noirs, longs et raides. Ses yeux baignaient dans une espèce de liquide blanchâtre où le gorille crut voir évoluer des bêtes. L’inconnu était vêtu d’un maillot sans couleur qui moulait deux bras énormes accrochés à un torse fluet.
— Vous demandez après Danny Bras-de-Fer ? fit l’affreuse chose d’une voix éraillée.
— Oui, dit Jones débordant d’horreur.
L’autre eut un abominable sourire et clapota :
— C’est pour la seringuette ou la reniflette ?
Jones rougit jusqu’aux oreilles et secoua la tête. L’autre continua.
— Alors quoi, tu veux de l’herbe aux chats[11] ? De la pipe ?
— De la pipe.
— T’as le pognon ?
Jones montra sous la table un rouleau de billets de 10 dollars.
— T’as une bagnole ?
Jones fit un signe affirmatif.
— Alors on la prend. Viens.
Le gorille laissa deux dollars, pas rancunier, et suivit le Chinois. Ce dernier lui arrivait tout juste à l’épaule, mais les siennes étaient d’une largeur impressionnante. Ils allèrent au parking silencieusement.
— Tu suis « The embarcadero » jusqu’au building du Ferry. Tu t’arrêteras quand je te le dirai, ordonna Danny Bras-de-Fer.
C’était le coin le plus sinistre de San Francisco. Côté mer, bordé par les bâtiments des différentes compagnies de navigation ; côté terre, les hangars alternaient avec les terrains vagues. Entre les deux, la rue serpentait entre les énormes piliers de ciment du freeway. Dans leur ombre grouillait un monde étrange de putains, de petits tueurs, de camés. Presque chaque matin, on retrouvait un corps dans les terrains vagues ou dans l’eau noire du port.
Le Chinois fit arrêter la voiture en face du Pier 14. Il regarda attentivement l’ombre et dit ensuite à Jones :
— Viens.
Pas rassuré, le gorille passa discrètement son 38 dans sa ceinture. Dans ce coin-là, on égorgeait pour une dîme…
Une puanteur atroce se dégageait du sol recouvert de détritus. Le grondement du freeway, au-dessus de leur tête couvrait tous les bruits, et la lumière des piers ne parvenait pas à trouer l’ombre poisseuse.
Le Chinois s’arrêta près d’une silhouette appuyée à un pilier. Il y eut un conciliabule et il revint vers Jones.
— Ça va, donne le pognon. 60 dollars. C’est du bon, pas de la saloperie déjà fumée.
Jones tendit les billets. Nouveau conciliabule.
Danny Bras-de-Fer lui fit signe de venir. Ils passèrent devant l’autre dont Jones ne vit pas le visage, tant il faisait sombre. A quatre mètres il y avait une poubelle. Danny Bras-de-Fer souleva le couvercle, farfouilla et en sortit un paquet gros comme une boîte de cigares qu’il tendit à Jones.
Deux hommes étaient accroupis près de la poubelle. La garde du Veau d’Or. Jones glissa le paquet dans la poche de sa veste. Danny Bras-de-Fer le tira par la manche :
— Je ne suis pas compris dans le prix, moi, dit-il d’une voix plaintive.
Le gorille sortit un billet de dix dollars. L’autre clapota de joie et s’évanouit dans l’ombre sans dire au revoir. À grandes enjambées, Jones regagna la voiture, une main sur la crosse de son 38.
Dix minutes plus tard, il était en haut de Telegraph Hill. Milton lui ouvrit la porte. Encore tout secoué, Jones donna le paquet à Malko qui le remit à M. Shu.
Le vieux l’ouvrit avec des gestes tendres. C’était une vieille boîte de conserve rouillée dont il sortit un bloc noirâtre enveloppé d’un papier. Il défit le papier et porta le bloc à ses narines. Il le flaira longuement et une impression d’indicible satisfaction transforma son visage.
— Il est très bon, très bon, murmura-t-il.
— C’est encore une chance, fit Jones. Moi, je ne retournerai pas le changer.
Il n’y avait plus qu’à partir, mais Malko préféra prendre des précautions. Il décrocha le téléphone et appela Richard Hood.
— Je voudrais deux voitures de patrouille, demanda-t-il, c’est pour transporter quelque chose de plus précieux que tout l’or de Fort-Knox… Peut-être la fin de vos soucis et des miens.
— Dans dix minutes vous les avez, dit le chef de la police.
Un peu plus tard, les deux voitures étaient là. Malko leur demanda d’encadrer la Ford.
— Si on tente la moindre chose contre ma voiture, précisa-t-il, tirez immédiatement. Le sergent assis à côté du conducteur décrocha le fusil accroché au-dessus du tableau de bord.
M. Shu monta dignement dans la voiture, Malko à côté de lui.
Le voyage fut sans histoire. Au Mark Hopkins, ils passèrent par le garage afin de ne pas attirer l’attention. Deux policiers restèrent en faction dans le couloir, l’un d’eux armé d’un fusil. Une voiture faisait sans cesse le tour du bloc, prête à intervenir à tout moment.
Dans sa chambre de luxe, M. Shu erra d’abord comme une âme en peine, dépaysé. Finalement, il s’installa sur le tapis avec des coussins, sortit son plateau à opium et se mit à fumer sous la protection de la police de San Francisco…
Malko ne vivait plus. Il était presque certain que le Chinois détenait les réponses à toutes les énigmes. Il fallait le maintenir en vie encore quelques heures. Sa chambre était entre celles des deux gorilles, portes de communication ouvertes. En face, il y avait le ciel.
— Le voilà.
On frappait à la porte. Chris, le 38 Spécial dissimulé derrière sa serviette, alla ouvrir. À table, Milton avait son Magnum sur les genoux.
La trogne rouge du flic irlandais se pointa dans l’embrasure. Il escortait un gamin chinois hors d’haleine, les deux bras chargés d’un énorme plateau, recouvert d’un couvercle de métal.
— Hé, fit Jones, t’as regardé ce qu’il y a dessous ?
— Ah, ben non, dit le flic, tout bête.
D’une main ferme, le gorille repoussa le gosse et son chargement dans le couloir. Puis il souleva le couvercle.
Il y avait un magnifique canard, plusieurs plats, une théière et un tas de galettes.
— Ça va, dit Jones. Tu peux entrer.
Le petit Chinois franchit solennellement la porte et déposa son plateau sur la grande table, devant Malko et Shu. D’un geste théâtral, il ôta le couvercle et dit quelques mots en chinois d’une voix perçante. Shu inclina la tête, salivant de joie.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Malko.
— Que son maître l’a préparé comme si c’était le dernier que je mange sur cette terre… C’est une simple formule de politesse.
Sous l’œil soupçonneux de Jones, le gamin sortit de sa poche un petit couteau qu’il ouvrit. Avec des gestes de chirurgien, il commença à découper la peau luisante du canard en minces tranches qu’il disposait sur un des plats. Quand il n’y eut plus un pouce de peau, il apporta le plat à Shu, avec une soucoupe de sauce, un bol de petites herbes vertes et les galettes. Puis il ôta le reste du canard de la table.