L’air goulu, Shu prit une galette, y glissa plusieurs morceaux de peau, arrosa de sauce, ajouta de la verdure et croqua le tout d’une énorme bouchée. Cela fit « glop » et il eut un petit rot de satisfaction.
Les gorilles le regardaient, médusés.
— Comment, on ne mange que la peau ? dirent-ils, déçus.
— Eh, oui, dit Malko, c’est un plat de luxe. Quand on est bien élevé on donne le reste du canard à ses serviteurs…
Au même moment, Shu leur fit signe de se servir de la carcasse.
Malko déclina poliment son offre. Il s’installa avec Jones dans sa chambre, Brabeck n’osait pas mais il aurait bien été demander un morceau de peau. Pour voir le goût que ça avait. Il se leva et alla tourner autour du Chinois.
Cinq minutes plus tard, il revint près de Malko, les doigts graisseux et le visage épanoui. Le Chinois avait été magnanime. M. Shu attaquait ses derniers morceaux de peau laquée qu’il arrosait de thé vert.
Enfin, il rota et repoussa son plateau. Trottinant jusqu’à Malko, il lui dit :
— Je pense avoir terminé mon travail vers quatre heures. Je l’ai déjà fait dans ma tête, en grande partie.
Dans le couloir, un policier envoyé par Hood faisait les cent pas, fusil en main. Jones et Brabeck occupaient les chambres de part et d’autre de celle de Shu. Malko, un verre de vodka à la main » se plongea dans la contemplation du panoramique de son château. Ensuite, il entreprit de dessiner la cheminée idéale pour sa salle à manger, qui avait quinze mètres de plafond.
Il en était au linteau quand M. Shu apparut à la porte de communication.
— Je pense que j’ai trouvé, dit-il.
Malko fut balayé d’une joie immense. Enfin ce morceau de papier pour lequel tant de gens étaient morts allait livrer son secret.
— Je vous écoute, dit Malko en faisant signe au Chinois de s’asseoir.
Les deux gorilles en retenaient leur respiration, regardant avec respect la liasse de feuillets dans la main jaune de Shu.
— Comme je vous l’ai dit, fit celui-ci, c’était très difficile. Avez-vous entendu parler de la Triade ?
Malko savait vaguement qu’il s’agissait d’une très vieille société secrète chinoise connue pour ses crimes. Il ignorait si elle avait survécu au communisme.
— La Triade a toujours été persécutée par le pouvoir, continua M. Shu, après une gorgée de thé brûlant. Ses membres avaient mis au point un système très compliqué de chiffres secrets pour se transmettre leurs messages.
« C’est très, très ingénieux. D’abord, il y a un certain sens pour lire les caractères. Tenez, regardez. »
Il prit le document que Malko lui avait remis et lui désigna les caractères.
— Voyez, les caractères des quatre coins doivent être lus en diagonale. Ils donnent le chiffre. Ensuite, les autres doivent être pris à partir du centre, en les déroulant dans le sens inverse de la course du soleil. Jusqu’ici, c’est assez simple. Mais ces caractères, si vous les traduisez, ne veulent rien dire. C’est là que mes connaissances de l’honorable Société secrète m’ont servi…
Il eut un rire malin.
— C’est un code que se transmettent les initiés depuis que la Société existe. (Il désigna le premier caractère.) Voyez ce signe : c’est la contraction des trois signes suivants.
Il les dessina rapidement. Malko suivait, fasciné.
— Ces trois signes signifient « laver les oreilles ».
Surpris, Malko regarda le Chinois. Son interlocuteur montra ses chicots et exhala une haleine fétide.
— L’honorable Société était très prudente, susurra-t-il. Au cas où certains auraient connu le premier décryptage, ils seraient arrivés à un texte sans signification réelle. Car la Triade utilisait un langage secret : « laver les oreilles » signifie « tuer » ; « manger des canards » : « se procurer de l’argent ». Et ce caractère qui commence le texte, aux yeux profanes, veut dire « courant d’air », mais désigne en réalité « La 5e loge de la Fidélité ».
C’était passionnant. Pas étonnant que les décrypteurs de la C.I.A. n’y aient rien compris. Mais comment M. Shu connaissait-il cela, pensa Malko.
La Triade devait pratiquer aussi la transmission de pensée car le Chinois dit :
— Mon très sage père faisait partie de l’honorable Société, c’est ainsi que j’ai appris ces modestes connaissances.
— Vous ne risquez rien en trahissant ces secrets ? demanda Malko.
— La Triade n’existe plus, murmura le vieux. Ceux qui se servent de son langage l’ont anéantie. Sinon, je ne me serais pas permis de vous dévoiler ce secret.
Il fallait toute la bonne éducation de Malko pour ne pas bouillir. Il avait la réponse à toutes les questions qu’on se posait à Washington depuis des mois et il était obligé de tenir une conversation mondaine sur la Chine ancienne…
— Enfin, vous avez maintenant un texte décodé, demanda-t-il.
— Le voici.
Le Chinois tendit une feuille couverte de caractères. Malko les regarda un long moment. Il y en avait beaucoup plus que sur le document original, mais cela s’expliquait par le code qui « contractait » les expressions.
Il rendit la feuille.
— En avez-vous fait une traduction anglaise ?
— Pas encore, mais ce n’est pas difficile. Je vais le faire.
Il repartit dans sa chambre. Maintenant c’était une question de minutes. Malko ferma les yeux et laissa s’écouler sur son palais une gorgée de vodka.
Milton et Chris regardaient la Golden Gate qui semblait un gigantesque Meccano, à portée de la main.
— Tiens, remarqua Jones, ils ont même mis un hélicoptère pour nous protéger.
En effet un petit appareil biplace à turbine s’approchait de la façade en bruissant doucement. Le soleil se reflétait sur le plexiglas de son cockpit et empêchait de voir l’intérieur.
Il s’arrêta en face des fenêtres et se balança gracieusement. Au même moment Malko bondissait de son fauteuil et courait à la fenêtre, pris d’un brusque soupçon. Il n’avait pas demandé d’hélicoptère à Richard Hood.
C’était trop tard.
Une flamme orange jaillit de l’hélicoptère. Instinctivement les trois hommes se jetèrent à terre au moment où une explosion terrible faisait trembler tout l’étage.
La cloison les séparant de la chambre de Shu vola en éclats, aspergeant de bois et de plâtre Malko et les gorilles. Une fumée noire envahit la pièce, avec une odeur de brûlé. Malko se releva le premier et fonça à travers les gravats.
Il recula devant une flamme claire qui montait de l’endroit où avait été assis M. Shu. Toute la pièce brûlait. Les cloisons avaient été soufflées. Malko, fou de rage, se mit à explorer les débris pour tenter de retrouver les précieux papiers.
Les deux flics du couloir firent irruption. L’un ressortit chercher un extincteur. L’autre se précipita à la fenêtre avec Jones.
— L’hélicoptère, hurla le gorille.
L’appareil s’éloignait à toute vitesse. Il était déjà à plus de cinq cents mètres. Bientôt il pourrait se poser n’importe où sans attirer l’attention.
Le flic arma son fusil et commença à vider son chargeur dessus. Jones tira rageusement avec son 38, sans espoir ; à cette distance il aurait fallu une mitrailleuse. La sonnerie d’incendie se mit à tinter dans les couloirs. Le second flic revint avec un extincteur à main et arrosa de mousse toute la chambre. Désespérément, Malko fouillait les débris. Toute la pièce était criblée d’éclats. L’obus avait dû exploser sur l’appui de la fenêtre. Shu n’avait rien vu, qu’un hélicoptère se balançant devant sa fenêtre et peut-être la jolie lueur orange du départ.